Le gros « show de boucane » du président Erdoğan

Est-ce que le nom d’Osman Kavala vous disait quelque chose avant que le président de la Turquie fasse une immense montée de lait et menace de mettre 10 ambassadeurs, dont ceux du Canada et des États-Unis, à la porte de son pays ? Il y a de bonnes chances que la réponse soit non.

Depuis le putsch raté de juillet 2016, le régime d’Ankara a mis tellement d’opposants politiques en prison – on parle de milliers de personnes – qu’il était difficile d’attirer l’attention sur un cas en particulier.

Marguerite Mendell, professeure émérite à l’Université Concordia, en sait quelque chose. Amie proche d’Osman Kavala, homme d’affaires et philanthrope, elle travaille depuis quatre ans à faire connaître sa cause.

À mettre en lumière l’absurdité à la fois de son arrestation en novembre 2017 et du processus judiciaire qui a suivi. « Tout ça est une grande farce », dit-elle, encore éberluée par le sort réservé à son ami de longue date.

Héritier d’une grande entreprise familiale, Osman Kavala est très actif dans la société civile turque depuis le coup d’État de 1980. Il a lancé une importante maison d’édition, mis sur pied une organisation, Anadolu Kültür, prônant la réconciliation des diverses cultures de la Turquie contemporaine – kurde, arménienne, turque – par l’art. Il soutient aussi nombre d’organisations qui travaillent à défendre les droits de la personne et à bâtir une Turquie plus ouverte. À la suite des grandes manifestations du parc Gezi en 2013, il s’est montré critique de la répression tous azimuts de l’État.

Rien pour plaire au président Recep Tayyip Erdoğan, qui l’a vilipendé pendant quatre ans avant de le faire arrêter. « Osman Kavala est un homme de paix, de culture. L’enfermer, c’était une manière de dire aux autres : voyez ce qui arrive quand vous refusez de vous taire », estime Mme Mendell.

En Turquie, l’affaire a fait grand bruit, mais à l’international, le cas d’Osman Kavala a peu fait les manchettes. « Il n’y a jamais eu une grande attention sur le cas. Il y avait un article à droite et à gauche de temps en temps », dit Marguerite Mendell, qui a néanmoins continué à écrire à des journalistes, à parler avec des représentants du gouvernement canadien.

***

Elle est aussi en lien étroit avec la femme d’Osman Kavala, l’économiste Ayşe Buğra, avec qui elle a fait son doctorat à l’Université McGill. D’Istanbul, cette dernière remue ciel et terre pour faire libérer son mari.

Au cours des derniers mois, elle a reçu d’importants appuis. Dans une décision rendue en 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ordonnait à la Turquie de libérer Osman Kavala, estimant qu’il n’y avait pas de preuve contre lui et que sa détention était purement politique.

Les accusations contre Osman Kavala changent aussi vite que la température au-dessus du Bosphore. Il a été tour à tour accusé d’avoir financé et fomenté les grandes manifestations du parc Gezi, d’avoir participé au coup d’État raté de 2016, puis d’avoir fait partie d’une grande opération d’espionnage. À deux reprises, il a été acquitté, mais il reste derrière les barreaux et doit revenir devant les tribunaux au cours des prochaines semaines. Il est passible de la prison à vie.

Malgré l’ordre contraignant de la CEDH, la Turquie a fait la sourde oreille. Ankara n’a pas bronché non plus quand le Conseil des ministres de l’Union européenne a monté le ton en décembre dernier. En février, c’était au tour du département d’État des États-Unis d’envoyer un appel de phares. Erdoğan n’a pas apprécié le geste de l’administration Biden.

Cependant, c’est seulement quand les ambassadeurs des États-Unis, du Canada, des Pays-Bas, de la Finlande, de la Nouvelle-Zélande, de la Norvège, du Danemark, de la Suède, de la France et de l’Allemagne ont écrit une demande de libération commune qu’Erdoğan est sorti de ses gonds et a déclaré les auteurs de la lettre « persona non grata ». Sans le vouloir, il a aussi fait connaître mondialement l’histoire d’Osman Kavala.

***

Lundi, le président de la Turquie a baissé le ton face aux ambassadeurs. De l’extérieur, il a l’air d’un gars qui s’est tiré dans le pied, mais ce ne serait pas comprendre la logique de son intervention, la nature de son gros « show de boucane ».

En se fâchant contre les diplomates, le président Erdoğan a voulu surtout nourrir la drôle d’histoire qu’il sert à son électorat depuis quelques années : la Turquie est la cible de l’Occident, qui fait tout pour nuire à sa souveraineté et qui plombe son économie. « Il veut créer une levée de drapeaux. Son parti n’a que 35 % de soutien populaire et il essaie de trouver le moyen de redorer son blason en montrant qu’il s’oppose aux machinations de l’Occident », dit Vahid Yücesoy, candidat au doctorat en science politique à l’Université de Montréal et expert de la Turquie.

Si Erdoğan a changé de ton à l’égard des diplomates, il ne fait aucune concession sur Osman Kavala, qui est toujours en prison.

Tout ça ne rassure pas le moins du monde Marguerite Mendell. « Les gens autour de moi qui connaissent bien Osman ont estimé que c’était une bonne nouvelle que les diplomates interviennent pour lui. Moi, je n’en suis pas certaine du tout. Je m’inquiète énormément pour lui et pour sa femme, qui subit énormément de stress », dit-elle.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.