Actualités

Briser l’isolement, une lettre à la fois

À première vue, tout les sépare, ou presque. Mais un projet de correspondance entre des adolescents et des aînés de Montréal-Nord a mené à une rencontre improbable, qui a eu des effets bénéfiques pour les deux camps.

Depuis le début de la pandémie, Wensley Henry s’inquiète du sort des aînés du CHSLD Angelica dans Montréal-Nord.

« J’ai beaucoup pensé à eux », dit l’adolescent de 17 ans.

À première vue, à part vivre dans le même quartier, tout les sépare. L’âge, bien sûr. Les champs d’intérêt. Les origines.

Wensley a des origines haïtiennes. Beaucoup d’aînés du CHSLD Angelica, eux, ont des racines italiennes.

À l’été 2018, une médiatrice culturelle a provoqué une rencontre improbable entre une dizaine de jeunes Noirs fous de basket et autant de personnes âgées qui fréquentent le centre de jour Angelica jouxtant le CHSLD du même nom.

Une rencontre qui a eu des retombées, deux ans plus tard, alors que la pandémie frappait de plein fouet les CHSLD montréalais. Mais n’allons pas trop vite. Nous y reviendrons.

« C’était tellement improbable comme expérience. Quand Amarande m’en a parlé, je lui ai répondu : “Tu es folle” », se rappelle l’autrice Joanne Rochette, qui s’est empressée d’embarquer dans cette « belle folie ».

Amarande, c’est Amarande Rivière, chargée de projets en médiation culturelle à l’arrondissement de Montréal-Nord. Son idée : amorcer une correspondance entre des ados et des aînés et ensuite les faire se rencontrer – en personne – dans leur milieu de vie respectif.

« Je n’avais jamais écrit une lettre de ma vie », raconte Wensley, qui avait 15 ans quand le projet a débuté.

Des ateliers d’écriture non conventionnels

Pour recruter les jeunes, Mme Rivière s’est tournée vers un entraîneur de basket – Wilmann Edouard – très respecté dans le quartier. Ce dernier a fondé un organisme communautaire – la Coopérative multisports plus – qui mise sur le sport pour transmettre des leçons de vie.

Il ne fallait surtout pas que ça ait l’air d’un travail scolaire, indique la médiatrice culturelle. Elle a donc demandé à l’écrivaine Joanne Rochette de concevoir des ateliers d’écriture non conventionnels.

Au départ, « les jeunes ont embarqué parce que c’est le coach qui le leur demandait, concède M. Edouard. Mais après quelques ateliers, ils nous en demandaient plus ».

Mme Rochette a été impressionnée par le niveau d’engagement que Wilmann Edouard exige de ses jeunes. « Il leur demande de s’engager dans le sport, mais aussi dans la vie culturelle et la vie communautaire », souligne l’autrice. La Presse a d’ailleurs réalisé un premier reportage sur cet entraîneur et certains de ses jeunes en 2018.

« C’était tout un défi de les faire écrire. Pour certains, le rapport à l’école est compliqué. Parmi eux, certains venaient tout juste d’arriver au Canada », ajoute Estelle Pigearias, aussi de la Coopérative multisports plus.

C’était le cas de Wensley, qui débarquait de Miami, où sa famille avait transité après avoir quitté Haïti avant de s’établir finalement à Montréal. Le garçon a passé un an dans une classe d’accueil avant d’intégrer le « régulier ».

Pas question donc de faire écrire les jeunes sportifs, assis à une table. Dans un premier atelier, les jeunes ont driblé autour de livres de sport déposés çà et là sur un terrain de basket. Ils sont des « experts du mouvement » qui allaient rencontrer des « experts du temps », leur a expliqué Mme Rivière.

Au fil des ateliers, les jeunes se sont ouverts. « Ils nous ont raconté des choses bouleversantes ; des moments de discrimination qu’ils ont vécus. Ils nous ont décrit les grandes responsabilités qu’ils ont pour leur âge ; la pression sociale qu’ils ressentent parfois de la part de l’école, de leur famille », raconte l’écrivaine. Ces jeunes issus de l’immigration ont l’impression qu’ils n’ont pas le droit d’échouer vu les sacrifices que leurs parents ont faits pour eux.

Ces discussions ont jeté les bases de leur correspondance avec les aînés. La médiatrice culturelle et l’écrivaine ont ensuite joué aux factrices au centre de jour Angelica. « Les aînés étaient tellement surpris de recevoir du courrier », se souvient Mme Rivière. Certains pleuraient en lisant les lettres.

Puis, les aînés ont pris la plume à leur tour. L’écrivaine leur a proposé de mettre un baume sur les inquiétudes que les jeunes exprimaient face à l’avenir. Même si cela fait deux ans, Wensley se souvient encore de la missive qu’il a reçue : « La dame m’a parlé du parcours de ses enfants qui ressemblait au mien. Eux aussi, en immigrant ici, ils sont passés par une classe d’accueil. Elle a insisté sur la persévérance. »

Ces conseils ont résonné chez le garçon aujourd’hui au cégep en sciences de la nature. Il rêve d’être admis à l’Université McGill en médecine ou en génie.

La rencontre

Cet été-là, pour convaincre les sportifs d’aller rencontrer les aînés en CHSLD, elle leur a promis qu’ils pourraient jouer au basket sur la terrasse. « Il fallait voir la tête des personnes âgées à l’arrivée de ces jeunes Noirs, grands, musclés, dans la salle de séjour », lâche-t-elle.

Après avoir partagé un repas, les jeunes ont entamé une partie de basket sur la terrasse qui borde la rivière des Prairies. Une chose extraordinaire s’est alors produite, raconte l’écrivaine Joanne Rochette.

Wensley a voulu faire une première passe à un aîné assis derrière sa marchette. L’homme a décliné l’invitation. Mais le garçon a gentiment insisté. Il lui a fait une passe très douce. Puis ils se sont mis à s’échanger le ballon. D’autres aînés se sont laissé convaincre à leur tour.

Les jeunes et les aînés se sont découvert des choses en commun. « Beaucoup de nos aînés – d’origine italienne – ont immigré au Québec, parce que la vie était trop dure à l’époque en Europe, raconte Julie Nolet, récréologue au centre de jour Angelica. Ces jeunes-là ont aussi immigré ici parce que leur vie était trop dure dans leur pays d’origine. Même si la rencontre est improbable, leurs histoires sont semblables. »

Quelques mois plus tard, en décembre, c’était au tour des aînés de visiter les jeunes sur « leur terrain ». Ils sont venus les encourager lors d’un match de basket amical. « Il fallait les voir applaudir. Ils étaient en feu », se souvient Mme Rivière. « Ils ont adoré aller les voir jouer, ajoute Mme Nolet, la récréologue. Ça leur a rappelé leurs petits-enfants qu’ils ne voient pas souvent. »

La médiatrice culturelle espère avoir fait tomber des préjugés avec ce projet. « Nous nous trouvons sur un territoire où cohabitent, sans quasiment jamais se rencontrer, deux univers très différents, explique-t-elle. Il faut passer le pont de cette frontière invisible, pour aller au-delà des préjugés et provoquer de vrais échanges. Ceux où des aînés et de jeunes joueurs de basket, en majorité issus des communautés noires, se rencontrent et peuvent prendre conscience de leurs réalités mutuelles et, du même coup, déconstruire leurs préjugés. »

Quand la pandémie a frappé durement les CHSLD montréalais, la médiatrice culturelle a eu l’idée de faire renaître le projet. Au printemps, confinement oblige, elle a lancé un appel aux écrivains en herbe sur la page Facebook de l’arrondissement.

En quelques semaines, elle a reçu plus de 200 lettres adressées aux aînés. Ces lettres ont été envoyées par courriel à des récréologues qui travaillent dans les CHSLD du quartier. Ces derniers les impriment et les distribuent dans les chambres des résidants. Comme les lettres s’adressent aux aînés en général, un résidant peut en recevoir une différente chaque jour, et ce, durant plusieurs mois, fait valoir Mme Rivière.

Parmi les auteurs des lettres, il y a de nombreux adolescents, dont Wensley. Le sympathique garçon a repris la plume pour les encourager à garder le moral. « Vous êtes le cœur de Montréal et on vous apprécie », a-t-il écrit aux aînés. Un jour, peut-être, il retournera en CHSLD, cette fois pour les soigner.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.