Décryptage Algérie

Une révolte inédite

Ce n’est pas la première fois que des Algériens descendent dans la rue pour protester contre leurs dirigeants. Mais le mouvement de révolte contre la décision du président Abdelaziz Bouteflika de briguer un cinquième mandat est sans précédent, tant par sa nature que par son ampleur.

« C’est un mouvement profondément jeune, une poussée contre la gérontocratie, contre une vieille génération qui refuse de lâcher le pouvoir », affirme l’écrivain algérien Kamel Daoud, joint par téléphone hier.

Cette génération, c’est celle des héros de la guerre qui a permis à l’Algérie d’accéder à l’indépendance, en 1962. Génération dont le président Bouteflika, âgé de 82 ans, est l’un des derniers représentants.

Cette génération « tire à sa fin, n’a pas planifié sa succession, et se comporte comme si le pays lui appartenait », dénonce Kamel Daoud.

Le président lui-même n’a pratiquement pas été vu en public depuis qu’il a été terrassé par un accident cardiovasculaire, en 2013. Il est actuellement hospitalisé en Suisse. On le dit incapable de parler, confiné à un fauteuil roulant, quoique son entourage assure qu’il a « toute sa tête ».

Pour l’opinion publique algérienne, la candidature de ce président fantôme pour la présidentielle du 18 avril, annoncée à la mi-février, constitue une ultime provocation de la part d’un régime essoufflé qui a assis son pouvoir sur trois piliers : le souvenir héroïque de la guerre de décolonisation ; l’argument de la sécurité, brandi après la guerre civile des années 90 ; et l’argument économique, qui s’appuyait sur la redistribution de la rente pétrolière pour calmer les esprits, en cas d’éruption sociale.

Mais ces arguments ne convainquent plus personne. Les jeunes qui descendent dans la rue depuis trois semaines n’ont connu ni les années 60 ni la guerre sanglante qui a déchiré le pays trois décennies plus tard.

Quant aux coffres de l’État, ils se sont vidés avec la baisse du cours du brut. Les dirigeants au pouvoir n’ont tout simplement pas les moyens, aujourd’hui, d’acheter la paix.

« Les Algériens qui ont connu la révolution peuvent se compter sur les doigts, ce qui intéresse les gens, ce sont les emplois. »

— Najib Lairini, politologue spécialisé dans le monde arabe et affilié à l’Université de Montréal

« Ce qui se passe aujourd’hui est inédit, exceptionnel, l’ampleur du mouvement est sans précédent, et son caractère pacifique est remarquable. »

« Ils ont libéré le pays, mais les décolonisateurs sont aujourd’hui la pire catastrophe de la décolonisation », tranche Kamel Daoud.

Civisme

« La jeunesse algérienne n’a pas connu les années 90, elle a des références contemporaines, elle est connectée aux réseaux sociaux, tout ce qu’elle veut, c’est du changement », observe Sara Nacer, Montréalaise d’origine algérienne qui vit au Québec depuis neuf ans. Ses amis algériens, avec qui elle est toujours en contact, font preuve d’une grande détermination, constate-t-elle.

Le mouvement de protestation se distingue par « un niveau de civisme exceptionnel », souligne Lamine Foura, journaliste d’origine algérienne établi à Montréal, fondateur du réseau d’information Médias Maghreb.

Plus que ça : le mouvement se tient loin de toute dérive idéologique. Il n’y a aucun slogan identitaire, islamiste ou partisan, constate Lamine Foura. En même temps, les Algériens, qui s’étaient tenus loin des soulèvements arabes de 2011, font preuve, selon lui, d’une grande maturité. « Ils veulent éviter les pièges des printemps arabes », ajoute le journaliste, selon qui ce qui se passe actuellement en Algérie est « un Printemps arabe 2.0 ».

Pour Najib Lairini, l’Algérie est en quelque sorte immunisée contre les dérives islamistes, puisque les intégristes « ont déjà démontré, dans les années 90, leur incapacité à gouverner ».

Que fera l’armée ?

Pour apaiser la vague de contestation, le régime a proposé un scénario de sortie de crise en vertu duquel Abdelaziz Bouteflika promet de quitter le pouvoir… dans un an. Une transition qui n’a aucune chance de convaincre les protestataires, selon les analystes.

Cette offre montre surtout que le régime Bouteflika se trouve le dos au mur. « Il est en train de tirer ses dernières cartouches », croit Najib Lairini.

« C’est ridicule, vous avez un président quasiment mort dans un hôpital de Genève, ils essaient de gagner du temps », dit Kamel Daoud.

Selon l’auteur de Meursault, contre-enquête, les grandes manifestations prévues pour vendredi prochain pourraient être déterminantes pour la suite des choses. Si la mobilisation faiblit, le régime pourrait en conclure qu’il est en train de gagner une guerre d’usure contre les manifestants. Si la mobilisation se renforce, il devra tirer la conclusion inverse.

Le cas échéant, le régime « aura le choix entre l’effondrement et la répression violente », dit Kamel Daoud. Mais un ordre de répression brutale pourrait aussi causer des fissures au sein de l’armée.

Une solution mitoyenne consisterait, pour la clique au pouvoir actuellement, à « lâcher Bouteflika » et le remplacer par un autre homme du régime, avance Najib Lairini.

Et si les manifestations devaient alors se poursuivre ?

« Le régime pourrait alors opter pour la solution extrême : l’état d’urgence imposé par l’armée. »

Après trois semaines de soulèvement anti-régime, le pays le plus populeux du Maghreb marche sur un fil de fer.

Abdelaziz Bouteflika en quelques dates

1999

Accession à la présidence.

2004

Réélu pour un deuxième mandat, Bouteflika offre l’amnistie aux islamistes en échange de leur reddition.

2008

Une révision constitutionnelle permet le cumul illimité des mandats présidentiels.

2013

Abdelaziz Bouteflika est terrassé par un AVC qui lui laisse d’importantes séquelles.

10 février 2019

Bouteflika annonce qu’il compte briguer un cinquième mandat.

22 février

Des dizaines de milliers de personnes manifestent contre cette décision.

3 mars

Le directeur de campagne de Bouteflika, Abdelghani Zaalane, annonce avoir déposé sa candidature à la présidentielle du 18 avril. Abdelaziz Bouteflika s’engage à se retirer avant la fin de son prochain mandat.

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