Aide médicale à mourir

Reconnaître la souffrance

« La souffrance, c’est la souffrance. »

C’est la Dre Mona Gupta qui parle. Dans le projet de loi fédéral sur l’aide médicale à mourir, elle trouve un peu arbitraire la distinction entre maladie physique et maladie mentale.

Comme clinicienne, elle sait que la démarcation n’est pas si nette chez un patient. Et même si elle l’était, on ne peut les hiérarchiser. Il n’y en a pas une plus sérieuse que l’autre. Dans les deux cas, la souffrance reste tout aussi réelle.

La Dre Gupta préside le comité conseillant l’Association des médecins psychiatres du Québec sur l’aide médicale à mourir. L’équipe a déposé un document de réflexion rigoureux et nuancé sur le sujet.

Je l’ai appelée à la suite de l’amendement au projet de loi fédéral.

Récapitulons.

À l’automne 2019, la Cour supérieure juge inconstitutionnel de limiter l’aide médicale à mourir (AMM) aux gens en « fin de vie » (loi québécoise) ou dont la mort est « raisonnablement prévisible » (loi fédérale).

Québec n’a pas fait appel du jugement. Ottawa a demandé des délais pour s’y conformer. L’échéance ultime tombe le 26 mars.

Le critère de « mort raisonnablement prévisible » disparaîtra alors. Cela aura un impact sur les patients souffrant de troubles mentaux.

Les lois québécoises et fédérales ne les distinguaient pas des autres maladies. Mais puisque ces patients n’étaient pas en fin de vie, ils étaient indirectement exclus.

Ce ne sera plus le cas. Et cela suscite un malaise.

À la suite du jugement, le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a déposé un projet de loi l’automne dernier. Il prenait l’initiative d’exclure nommément les maladies mentales.

Une fois de plus, des sénateurs l’ont rappelé à ses devoirs. En 2016, le Sénat avait jugé le critère de « mort raisonnablement prévisible » inconstitutionnel, et il a eu raison.

Cette fois, le Sénat soutient que l’exception pour la maladie mentale sera, elle aussi, invalidée par les tribunaux.

Pressé par le Sénat, le ministre David Lametti vient de modifier son projet. Il ajoute une mesure de temporisation (sunset clause). Les patients atteints de maladie mentale seront admissibles à l’AMM d’ici deux ans. D’ici là, des comités d’élus et d’experts aideront le gouvernement à encadrer cette pratique.

Les conservateurs s’y opposent, mais l’appui des bloquistes devrait permettre d’adopter la loi.

Pour un sujet si délicat, chaque député devrait pouvoir voter selon sa conscience. N’empêche que j’ai l’impression qu’un tabou explique le blocage. Comme si le corps et l’esprit étaient deux entités séparées et indépendantes, et comme si on avait toujours la liberté de contrôler ses pensées et de faire le ménage dans sa tête.

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Chercheuse au CHUM, la Dre Gupta a aussi publié un livre chez l’Oxford University Press sur l’éthique et l’usage des données probantes en psychiatrie. Au téléphone, sa voix est douce et calme.

À l’écouter, le débat actuel paraît simpliste.

Les politiciens ont une réflexion d’abord morale et juridique, avec des distinctions nettes entre les types de maladies et les étapes menant à la mort.

Dans la pratique médicale, toutefois, ces concepts s’embrouillent.

« La réalité clinique est plus complexe, raconte la Dre Gupta. Prenons quelqu’un souffrant de la maladie de Crohn. Il a peur de perdre son côlon, cela l’angoisse, il cesse de travailler, s’isole et devient dépressif. Comment fait-on pour séparer les troubles psychiques des autres symptômes ? C’est impossible. »

La psychiatre concède toutefois que l’application ne serait pas simple.

L’AMM est autorisée à des conditions strictes. La maladie doit être grave et incurable, dans un état avancé et irréversible, et elle doit entraîner des souffrances constantes et intolérables. Le patient doit aussi donner son consentement éclairé et répété.

Il est « très difficile », explique la Dre Gupta, de vérifier si une maladie mentale est incurable ou d’évaluer la souffrance. Par exemple, chez un dépressif, la volonté de mourir peut constituer autant un symptôme qu’une conséquence de la maladie.

Autre tension : concilier l’AMM avec les campagnes de sensibilisation contre le suicide.

Elle reconnaît aussi que le sujet ne fait pas consensus dans sa profession. Selon un sondage, 54 % des psychiatres québécois sont favorables à l’AMM, « à certaines conditions ». Et le taux de réponse était de moins de 20 %. « Mais notre document de réflexion a été adopté à l’unanimité par notre conseil d’administration », précise-t-elle.

Combien de patients a-t-elle vus dans sa carrière qui auraient été éligibles à l’AMM ? « En 20 ans, je n’ai vu qu’une personne qui aurait possiblement pu le demander. Ça ne toucherait pas énormément de gens. »

Difficile d’en évaluer l’impact. Hormis la Belgique et les Pays-Bas, il n’y a peu ou pas d’États permettant cette pratique. Si la proportion était la même au Québec, 30 personnes souffrant de troubles mentaux recevraient l’AMM au Québec. Mais cette estimation reste très approximative, insiste-t-elle.

Un cas souvent évoqué par les critiques est celui d’un dépressif qui n’a pas accès à un psychiatre et qui demande l’AMM. Ce serait pourtant impossible. Pour prouver que la maladie est incurable, le patient devrait déjà être suivi depuis longtemps et avoir essayé tous les traitements possibles.

D’ailleurs, dans le document de réflexion, des psychiatres avancent que le trouble mental devrait durer depuis 5, voire 10 ans avant d’être admissible.

Pour savoir comment appliquer l’AMM, le gouvernement fédéral aurait deux ans. Les comités d’experts se pencheraient aussi sur les déclarations anticipées et les « mineurs matures ». Des cas encore plus difficiles à encadrer, et qui mériteraient une chronique à eux seuls.

« [Pour la maladie mentale], il reste du travail à faire. Mais ça ne change rien au fait que ces patients ont un droit. Il faudra trouver une façon d’y répondre. »

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