Le mur

Pékin — L’été dernier, le mouvement olympique s’est doté d’une nouvelle devise : « Plus vite, plus haut, plus fort – ensemble. »

À Pékin, les patineurs sont allés plus vite. Les skieurs acrobatiques ont sauté plus haut. Les bobeurs ont poussé plus fort. Mais ces Jeux furent-ils ceux de la fraternité ?

Pas toujours.

Le virus n’a pas aidé. À l’intérieur de la bulle, les contacts étaient plus restreints qu’à l’habitude. Tout autour, le gouvernement chinois a littéralement érigé un mur entre la population et les athlètes. Difficile, dans ces circonstances, de fraterniser pleinement.

Ces Jeux de Pékin ont également été marqués par une autre fracture : celle entre la Russie et le reste du monde (sauf la Chine).

Les Russes se sont souvent comportés en cowboys ici. Leurs hockeyeuses, par exemple, se sont fait tester trop tard en prévision de leur partie contre les Canadiennes, et ce, malgré une éclosion active dans leur équipe. Le début de la rencontre a été retardé d’une heure. On a appris après coup qu’une joueuse ayant disputé la rencontre était bel et bien infectée.

En patinage de vitesse, un Russe a fait deux doigts d’honneur après avoir battu les Américains en poursuite. Ce n’était pas ce que vous pensez, s’est-il défendu. Mouais. En patinage artistique, la crise de jalousie de la patineuse Alexandra Trusova, deuxième au concours individuel, a causé un immense malaise sur le podium. La gestion catastrophique du cas de dopage de sa coéquipière Kamila Valieva, et son instrumentalisation par Moscou, a laissé un goût amer à tout le monde.

Tout cela alors que planent toujours des soupçons – non prouvés – de dopage sur plusieurs athlètes russes, huit ans après le scandale des Jeux de Sotchi.

Heureusement, des athlètes s’élèvent au-dessus de la mêlée. Après avoir remporté l’or au 30 km, le fondeur Alex Bolshunov a attendu le dernier concurrent. En ski acrobatique, des médaillés russe et ukrainien se sont enlacés. En descente acrobatique, les planchistes ont fait une grosse boule d’amour au bas de la piste. Un biathlète allemand a pour sa part prêté un vélo stationnaire à un concurrent russe infecté par le virus, pour qu’il puisse s’entraîner pendant son isolement.

De petits gestes comme ceux-là nous confirment que les Jeux olympiques gardent leur pouvoir rassembleur. Que l’esprit olympique existe toujours – même s’il s’est fait un peu barouetter dans ces Jeux.

Souhaitons que d’ici les Jeux de Paris, en 2024, la pandémie s’essouffle. Et que la Russie travaille à construire des ponts, plutôt que des murs.

Voter avec ses skis

Pékin — Entre toutes, c’est l’image de Gu Ailing qui me revient, comme symbole d’un monde dont le pôle s’est déplacé vers l’Asie.

À 18 ans, elle n’est pas seulement championne olympique dans une des nouvelles disciplines – le ski acrobatique. Elle est pianiste, première de classe, admise à l’Université Stanford, cover girl dans ses temps libres et parle avec un aplomb et une éloquence sans pareil.

Elle est née à San Francisco d’un père américain et d’une mère chinoise. Entre ses deux allégeances nationales, elle a choisi celle de sa mère. Bien sûr, on lui en a fait reproche aux États-Unis. La droite américaine la dit « achetée » par la dictature chinoise – comme si faire défection pour les États-Unis n’avait pas été aussi un avantage financier immense pour les athlètes du monde entier.

On lui fera le procès qu’on voudra, un fait demeure, peu importent ses motivations : entre les deux, elle a choisi le drapeau chinois. Difficile d’imaginer ça il y a seulement une génération.

Et comme elle parle à la fois mandarin et anglais, elle ne s’est pas contentée de faire une démonstration athlétique. Elle pouvait faire porter le message officiel des Jeux (« ensemble pour un avenir commun »), tout en évitant les écueils politiques sur la répression par le régime chinois dans le Xinjiang ou à Hong Kong. On n’aurait pu rêver de meilleure porte-parole.

Elle a voté avec ses skis.

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L’autre grand succès chinois, c’est le contrôle du nombre de cas dans la « bulle » olympique. Au dernier décompte, 436 cas positifs avaient été enregistrés, dont à peu près aucun dans la dernière semaine. Quelques athlètes et personnes accréditées ont été placés en isolement, mais sur les quelque 2700 athlètes, à peine une poignée a été touchée. Quand on considère que 63 000 personnes venues du monde entier vivaient dans cette bulle, c’est une réussite du point de vue sanitaire. Tout ça supposait une sorte d’enfermement, et des millions de tests. Mais la Santé publique chinoise n’agit pas différemment dans le reste du pays : c’est la politique zéro COVID-19, et la moindre éclosion entraîne le bouclage de quartiers, sinon de villes au complet.

Tout ça a permis de tenir les Jeux contre toute attente. Mais aussi, pour la Chine, d’où est venu le virus, de dire au reste du monde : nous, on sait le maîtriser.

Appelons ça la propagande de l’écouvillon.

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Tous les Jeux d’hiver ramènent la question existentielle : comment un petit pays comme la Norvège (5,4 millions d’habitants) peut-il gagner les Jeux, tant pour le nombre de médailles d’or (16) que celui des médailles tout court (37) ?

Certes, la tradition sportive et le niveau d’activité physique général sont exceptionnels dans ce pays nordique. Mais ce n’est pas le compte des médailles qui nous l’apprend. Sinon, les États-Unis, souvent champions des Jeux d’été, seraient le pays le plus sportif et en forme sur Terre.

Tout est bien relatif, en ce qui concerne les médailles. Sur les 35 médailles norvégiennes, 21 ont été gagnées en ski de fond ou en biathlon, des disciplines qui comptent en tout 23 épreuves, et donc distribuent 69 médailles. Sur les 17 médailles des Pays-Bas, 16 sont en patinage de vitesse (longue ou courte piste). Si par hasard votre pays excelle au hockey, vous aurez beau avoir les 25 meilleurs athlètes au monde, vous pouvez tout au plus récolter deux médailles.

Et quand, comme au Canada, vous investissez beaucoup dans de « nouveaux » sports relativement peu pratiqués dans le monde, il se peut que votre compte final soit brillant, sans que ça veuille dire quoi que ce soit sur le niveau d’excellence athlétique général du pays.

Ça n’enlève rien au mérite des médaillés. Il faut juste se souvenir que ces palmarès sont des miroirs déformants, et ne veulent généralement pas dire ce qu’on leur fait dire.

Quel métier !

Zhangjiakou — Skwinch, skwinch, skwinch… Entendez-vous le bruit ? C’est celui des bâtons des fondeurs qui pilonnent la neige froide et sèche de Zhangjiakou.

Après la retraite d’Alex Harvey, j’ai cru que je mettrais du temps avant de m’emballer autant pour le ski de fond. Je ne connaissais pas ou très peu Cendrine Browne, Antoine Cyr, Olivier Léveillé, Dahria Beatty ou Rémi Drolet. Ils sont venus me chercher. Pas en gagnant des médailles, mais en allant au bout d’eux-mêmes, excusez le cliché.

Beatty, la grande de Yellowknife, qui répond aux questions en français après sa 18e place au 10 km, meilleur résultat individuel canadien à Pékin.

Cyr, le fringant de Gatineau, qui se révèle au sprint par équipes, après une quinzaine où il remettait tout en cause.

Léveillé, le jeune prometteur, qui sanglote après sa 27e position d’un 50 km tronqué à cause du vent et du froid. Le bâton d’un rival avait cassé son ski.

Drolet, le crack en physique de Harvard, le vague à l’âme, se flagellant, car il n’arrivait pas à embrayer la sixième vitesse quand le taureau Bolshunov accélérait

« Je ne veux pas appeler ça de la paresse, mais ça ressemble à ça pendant la course. J’ai un peu de misère dans ce département ces jours-ci. »

Je l’ai fait pleurer en lui demandant ce que son père lui avait dit dans une conversation virtuelle organisée pour les athlètes aux JO. « Je suis vraiment chanceux d’avoir un père comme lui. »

« Je suis vraiment chanceux d’avoir un père comme lui. » De la simple reconnaissance. Ça m’a rappelé que j’avais deux fois son âge. Le givre dans mes cils frisés est devenu un peu plus épais. Juste un peu.

Après une moisson foisonnante à Tokyo, je n’ai donc pratiquement pas couvert de médailles à Pékin. Je ne m’en porte pas plus mal. Je suis ici pour le sport.

Curieusement, je pense même avoir vibré davantage en Chine qu’au Japon. Ça doit être l’air pur des montagnes, où je me sens mieux qu’en ville. Surtout depuis qu’une jolie tempête a laissé un couvert de neige partout à Zhangjiakou. Avec le ciel bleu et le soleil, c’était magnifique.

À la fin, les athlètes vous remercient. Merci de parler de nous, de donner de la visibilité à notre sport, de tout raconter à nos familles.

Mikaël Kingsbury s’est frappé le cœur après s’être longuement livré au bas de la pente. La planchiste Elizabeth Hosking m’a fait découvrir la demi-lune. Laurent Dubreuil s’est montré aussi digne après une quatrième place qu’après une médaille d’argent.

Mon enregistreur est plein. Les piles sont gelées. Quel métier !

L’authenticité des athlètes

Zhangjiakou — « Vous allez bien ? Vous n’avez pas trop froid aux orteils ? » Les questions ne viennent pas de journalistes. C’est plutôt un athlète, Simon d’Artois, qui s’adresse aux reporters. Dans la zone mixte, les olympiens s’expriment avec une surprenante authenticité.

« Salut ! Ça va ? », a dit Sébastien Toutant, la vedette sept fois médaillée aux X Games. Il venait de terminer 8e sur 12 aux qualifications de la descente acrobatique.

« Euh, toi, comment vas-tu après tes deux descentes ? », ont rétorqué les journalistes, un peu surpris.

À la montagne, le planchiste n’a jamais semblé pressé de se défiler après l’entraînement, les qualifications ou la finale de la descente acrobatique où il a terminé neuvième.

« Je suis choyé de vivre l’expérience olympique. Ce sont mes troisièmes Jeux et il n’y a pas beaucoup de monde qui a la chance de vivre ça dans une vie », a-t-il dit pour expliquer son sourire.

Brady Leman, médaillé d’or des Jeux de PyeongChang en ski cross, a effectué une tournée d’entrevues après sa sixième place, au parc de neige de Genting. Après 20 minutes dans la zone mixte, une porte-parole a interrompu les journalistes pour que le skieur canadien puisse se réchauffer et se reposer.

« Non, non, ça va », a dit l’athlète, patient.

Même chose avec Mikaël Kingsbury : quand la même porte-parole a voulu mettre fin aux entrevues, l’athlète originaire de Deux-Montagnes s’y est opposé. Il avait encore du jus pour s’entretenir avec les journalistes.

Les médias n’étaient pas invités au dernier entraînement de l’équipe canadienne de ski cross. Jared Schmidt et sa sœur Hannah, qui skient au mont Tremblant, ont tout de même accepté de prendre quelques minutes pour répondre à des questions. Seule condition posée par Jared : faire l’entrevue au soleil pour éviter qu’il ne prenne froid.

Jules Burnotte, lui, nous a lancé tout de go : « Si vous couvrez des épreuves où on gagne des médailles, ne venez pas me voir. » Une chance qu’on ne l’a pas écouté, car l’équipe masculine a battu un record canadien lors du relais en biathlon.

L’athlète de Sherbrooke a d’ailleurs terminé chacune de ses entrevues en remerciant les journalistes d’être présents à ses épreuves.

Samedi, après l’épreuve du 30 km en ski de fond (le 50 km a été réduit à cause de la météo), les fondeurs québécois, déçus de leur journée, ont pleuré devant notre collègue Simon Drouin.

Les athlètes étrangers se montrent aussi généreux. Le Norvégien Alessandro Hämmerle, qui avait terminé ses entrevues, a tout de même pris quelques minutes à la fin de la zone mixte pour vanter le planchiste québécois Éliot Grondin. Son attaché de presse faisait les gros yeux, derrière. Hämmerle a fini premier au snowboard cross ; Grondin, deuxième.

Les athlètes nous font vivre des exploits sportifs aux Jeux, mais ils nous font aussi vivre des moments emplis d’authenticité.

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