Cinéma

Cate Blanchett mène Hollywood à la baguette

« Je n’ai jamais voulu faire carrière, affirme Cate Blanchett. Ce que j’aime, c’est expérimenter et voyager. Une scène, un bon script, une bonne équipe. Voilà mon bonheur. » Et le secret d’un parcours modèle qui, de blockbuster en film d’auteur, l’a rendue incontournable. Dans Tar, de Todd Field, pour lequel elle a remporté le prix de la meilleure actrice aux Golden Globes, l’Australienne campe une femme éprise de pouvoir. Un de ces rôles en clair-obscur que la comédienne affectionne. Une amie cheffe d’orchestre l’a aidée : « J’étais terrifiée. Mais il n’y a pas de mots pour décrire le bonheur de sentir la musique s’élever. »

Todd Field a écrit Tar pour vous. Est-ce difficile de refuser un tel projet ?

Les films de Todd sont si rares et spéciaux que j’avais quasiment dit oui avant même d’avoir lu quoi que ce soit ! J’ai toujours pensé que si je m’imagine jouer le rôle que l’on me propose, alors je ne dois pas le faire. Parce que le résultat sera ennuyeux, pour moi comme pour le spectateur.

Là, je ne savais pas comment approcher Lydia Tar, elle me terrifiait. Tout mon travail consiste à comprendre pourquoi elle provoque ce sentiment, pour que le public le comprenne immédiatement. Pas besoin de connaître la musique classique, juste de savoir que Lydia Tar excelle comme cheffe d’orchestre.

Vous-même, avez-vous un rapport spécifique à la musique classique ?

Elle m’émeut. Je partage avec Todd un amour secret pour Gorecki, par exemple. Et j’ai des souvenirs très forts avec certains compositeurs. Je me rappelle parfaitement la première fois où j’ai découvert le travail de Xenakis, joué par l’Australian Chamber Orchestra, sous la direction d’Alex Ross. Ce jour-là, c’est comme si quelque chose avait explosé dans ma tête, c’était fou.

Lydia Tar est une femme très dure, qui humilie ses élèves, tout en étant portée aux nues dans son milieu. Doit-on séparer la femme de son art ?

Il faut toujours mettre l’art en avant. Je ne suis pas celle qui brûle des livres. Il y a de très nombreux ouvrages, des films, des œuvres d’art, voire des déclarations que je trouve répulsives et répugnantes. Mais elles sont aussi une forme de provocation et invitent à se positionner. Je ne crois pas au bannissement comme progrès. Ce qui manque dans nos démocraties chancelantes, c’est la possibilité d’un débat public robuste, l’inverse de ce que l’on peut voir sur Fox News. Donc, oui, je sais qu’il existe depuis des siècles des situations où les élèves sont humiliés, bafoués par des maîtres. Mais dont je continue à apprécier les œuvres.

Vous pensez que l’homme peut changer ?

Oui, j’en suis convaincue. Observez le travail que l’on a fait sur le climat depuis la révolution industrielle ! Nous pouvons encore inverser la tendance, même si nous manquons cruellement de volonté politique. C’est lorsqu’on regarde l’« inregardable » que l’on avance. Encore faut-il en avoir le courage…

Vous avez enchaîné Don’t Look Up et Tar. Vos choix sont-ils politiques ?

Je ne le vois pas comme cela. Adam McKay [metteur en scène de Don’t Look Up] a choisi de réaliser une satire afin d’inviter le plus de gens possible à la conversation autour des bouleversements écologiques. Guillermo del Toro, avec qui j’ai fait Nightmare Alley, voulait parler de la notion de vérité et de la manière dont elle peut être manipulée. Pour cela, il a imaginé un monde très noir au sein d’un cirque. Quant à son Pinocchio, il se déroule pendant la guerre en Italie, en pleine période fasciste, alors que la vérité est confisquée. Lorsque je signe pour un film, c’est avant tout pour tourner avec des réalisateurs. Je n’ai qu’un petit rôle dans Don't Look Up, nous avons tourné avant la pandémie, la sortie du film a été repoussée. Et quand elle a eu lieu, il ressemblait à un documentaire ! Personne n’aurait pu imaginer son succès. C’est le public qui y voit un objet politique. Pas l’artiste. Rien de plus ennuyeux que de dire aux gens ce qu’ils doivent penser ! C’est pour ça que je déteste les interviews. On parle, on échange et une phrase va être mise en gras, traduite en portugais ou en italien pour faire le tour du monde… et, dans cinq ans, on me dira : « Vous avez déclaré que vous faisiez de l’agit-prop. » Je me réserve encore le droit d’être inconsistante. [Elle rit.]

Comme dans le film… Pensez-vous que certains à Hollywood attendent votre chute ?

Le film est un conte de fées. Il y a très peu de femmes cheffes d’orchestre connues dans le monde entier, à part Laurence Equilbey, Nathalie Stutzmann ou Armenouhi Simonian… Ce qui est intéressant, c’est que Lydia est dans une période de sa vie où elle est un peu hors du temps, elle va avoir 50 ans, elle est au sommet et comprend, en regardant en bas, où est la direction qu’elle va prendre. Les sportifs comme les artistes le savent : il faut du courage et de la force pour redescendre la montagne et aller trouver un autre sommet à gravir…

L’autre problème auquel Lydia est confrontée est celui des hommes puissants.

Le système sur lequel elle règne a été inventé par des hommes pour des hommes qui jouent des œuvres majoritairement écrites par des hommes. Ce monde n’a jamais connu d’autres manières de faire. C’est pourtant elle qui est là sur le podium. Les hommes qui y étaient avant elle avaient le droit d’être des autocrates. Pas elle. Elle évolue dans une démocratie, sous le contrôle de son propre orchestre et d’un comité exécutif. C’est quelque chose qui se retrouve dans notre société contemporaine, pas seulement dans les institutions artistiques. Nous sommes tous soumis aux actionnaires. Cela a un véritable impact sur la manière dont nous consommons, dont nous nous comportons. Combien de fois se dit-on : « Je ne peux pas faire ça à cause de nos actionnaires ? » Ou : « On doit prendre telle décision, mais nos actionnaires ne voudront pas. »

Ce sont des situations que vous avez connues à Hollywood ?

Je ne connais pas la réponse à cette question. Les artistes avec qui j’évolue ont un véritable amour pour leur œuvre. Je le vois, je le ressens. Mais ils sont aussi capables d’autocritique. Donc ils sont parfois brutaux envers eux-mêmes et leur travail. Cette brutalité se retourne vers les autres parce qu’ils savent qu’une discussion vive peut amener l’autre à changer d’avis. Cela peut paraître désobligeant, mais si vous craignez d’offenser les gens, alors vous ne vous lancerez jamais dans une conversation nécessaire. Comment être honnête, un peu dur, tout en restant respectueux ? Ce n’est pas toujours simple…

D’autant plus quand le problème doit être résolu par un homme face à une femme ?

On peut parvenir à l’égalité pendant quelques instants. Puis ça bascule d’un côté… J’aimerais un monde qui penche parfois du côté où toutes les femmes appuient de leur poids. Juste pour une minute ! [Elle rit.] Nous ne sommes toujours pas payées de la même manière pour un labeur équivalent. Il y a beaucoup de murs à faire tomber et à rebâtir. C’est un combat politique qu’il ne faut pas cesser de mener.

Donc #metoo n’a servi à rien ?

Regardez ce qu’il s’est passé dans les années 1980. Les femmes pensaient qu’elles avaient avancé dans la société. Mais à la Chambre, aux États-Unis, elles n’étaient pas représentées de manière égale. Dans quel monde vivions-nous ? Nous n’avons pas encore intégré tous les enjeux de ce qui nous est arrivé, y compris avec Black Lives Matter. Il faut comprendre tout ce qui s’est dit, un processus est en cours qu’il ne faut pas mettre sous le tapis. De l’autre côté, la vague est si puissante qu’elle aimerait bien tout emporter sur son passage.

Avez-vous peur pour la suite ?

Je ne suis jamais vraiment dans la confiance. Je suis une pessimiste optimiste. J’assume le pire, mais je crois encore que le meilleur peut arriver. Pour vous répondre clairement : non, je ne suis pas quelqu’un qui a peur le matin quand elle se réveille.

Comment gérez-vous au quotidien le regard des autres ?

J’adore mon métier autant que je le déteste aussi parfois. [Elle rit.] J’aimerais fuir tout ce monde, tout en sachant que le projet à venir, le prochain film est l’antidote parfait à toutes les questions que l’on peut se poser. Quand vous tournez avec des femmes comme Nina Hoss ou Noémie Merlant, tous ces doutes sont balayés.

Tar vous a permis de diriger un orchestre…

J’ai été aidée par une amie. Ce qui est fascinant, c’est que, pour se préparer, vous ne devez pas écouter de disques mais entendre la musique dans votre tête afin d’être prêt à recevoir la décharge que procure l’orchestre face à vous. Et là, j’ai éprouvé cette puissance. Mais ce n’est pas un film sur comment on devient chef d’orchestre. C’est un film sur la recherche de la grandeur et l’impossibilité de l’atteindre, qui montre aussi que le coût personnel peut être très fort.

Lydia Tar, victime des réseaux sociaux, est quasiment bannie du monde auquel elle avait dédié sa vie. Sera-t-elle néanmoins heureuse ?

Elle s’est éloignée d’elle-même parce qu’elle a vécu la honte, le chagrin. Parfois, avant de mourir, vous comprenez que vous n’êtes pas celui que vous pensiez être. C’est un formidable terrain de jeu pour une comédienne. Il y a quelque chose de l’ordre de la rédemption dans cette redescente. Kate Bush l’a chanté dans Running Up That Hill. Au fond, on peut tous recommencer nos vies quand on est passé par ces moments-là.

C’est votre quotidien, de toujours recommencer ?

Oui. Tar explique que, dans sa propre vie, il faut « savoir se sublimer ». C’est quelque chose que j’essaye de faire. Pour moi, une femme blanche, comédienne, privilégiée et en bonne santé, c’est peut-être un peu facile, mais j’ai toujours pensé que mon identité n’était pas quelque chose de statique, qu’elle était évolutive, fluide. Et cela me permet d’avoir différentes manières de voir le monde. Comme Lydia qui s’est fait piéger par un système créé par des hommes. À la fin, son obsession c’est : « Comment se souviendra-t-on de moi ? »

Et vous ?

Moi, je m’en fiche. La question de l’héritage est très présente dans l’art, mais si vous commencez à vous poser la question pour vous-même, c’est que vous vous êtes trompé de conversation.

Tar est présentement à l’affiche et offert en location sur de nombreuses plateformes.

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