Opinion : Déficit fédéral de 343 milliards

Une occasion opportune de parler de coûts d’opportunité

L’annonce de déficits fiscaux records offre une occasion d’illustrer le concept de coût d’opportunité, une notion fondamentale en économie et trop souvent ignorée dans l’analyse des investissements publics.

Le coût d’opportunité est le coût d’une décision exprimé en termes du coût d’une décision alternative. Par exemple, le coût d’opportunité de construire un pont qui rapporterait des bénéfices de 10 milliards pour l’ensemble de la société sera de 2 milliards, si on les compare à ceux d’une école – construite pour la même somme – estimés à 12 milliards.

Pour évaluer le véritable coût d’opportunité d’un investissement public, on voudra donc connaître ce à quoi on renonce en l’adoptant. On utilisera un « taux d’intérêt » reflétant le coût d’opportunité du capital pour escompter les coûts et les bénéfices de cet investissement. On appelle ce taux d’intérêt, le taux d’actualisation social.

Le taux d’intérêt auquel le gouvernement peut emprunter est aujourd’hui très faible. Toutefois, ce taux d’emprunt du gouvernement ne représente pas le taux d’actualisation social auquel on devrait escompter les bénéfices d’un investissement public.

Pour simplifier l’exposé, considérons un marché des capitaux sans risque.** D’un côté, on retrouve des entreprises et des gouvernements qui demandent des capitaux pour financer leurs projets d’investissements ; de l’autre, des épargnants offrant des capitaux. Le taux d’intérêt sur ce marché équilibre l’offre et la demande de capitaux.

Toutefois, ce taux d’intérêt ne représente pas le coût d’opportunité du capital du gouvernement dès qu’on y introduit des taxes. Supposons que le taux d’intérêt d’équilibre soit de 4 %, soit le rendement versé aux épargnants. Afin de donner ce rendement aux épargnants, les entreprises, qui paient un impôt d’entreprise de 33 %, doivent générer un rendement brut d’au moins 6 %, donnant ainsi un rendement net aux épargnants de 4 % = 6 % x (1-33 %).

Lorsque le gouvernement emprunte sur ce marché (au taux de 4 %) pour financer des investissements publics, des projets privés aux rendements bruts de 6 % seront évincés.

Le coût d’opportunité de ces nouveaux investissements publics est donc de 6 %, le rendement des projets privés supplantés par les nouveaux investissements publics, et non pas de 4 %, le taux auquel emprunte le gouvernement.

L’utilisation d’un « juste » taux d’actualisation social (6 %) rehausse ainsi le seuil de profitabilité sociale des projets gouvernementaux et assure aux investissements publics un rendement compensant la perte des projets privés abandonnés, minimisant ainsi leur coût d’opportunité.

L’impact de la politique monétaire

Pour éviter l’effet d’éviction des investissements publics sur les projets privés, la Banque du Canada peut financer les dépenses du gouvernement par une injection massive de nouveaux capitaux sur le marché, des opérations d’assouplissement monétaire, permettant d’éviter l’éviction d’investissements privés.

Au plein-emploi, une telle politique monétaire risquerait de créer des pressions inflationnistes. Toutefois, aujourd’hui, la pandémie a plutôt créé du sous-emploi et a fait chuter le taux d’intérêt, car les consommateurs hésitent à dépenser et les entreprises à investir. De nouveaux investissements publics peuvent donc être financés sans créer d’effet d’éviction et à un faible coût d’opportunité.

Mais que se passera-t-il à terme lorsqu’on souhaitera le retour à une croissance économique autonome axée sur le dynamisme des entreprises du secteur privé ?

De multiples projets d’investissement privés, autrement rentables, seront menacés si la banque centrale s’en tient, comme lui dicte son mandat, à sa cible d’inflation de 2 % et cesse éventuellement de financer les déficits du gouvernement fédéral. Des pressions à la hausse sur les taux d’intérêt sont à prévoir. Les déficits gonflés et récurrents des gouvernements viendront alors accaparer les fonds disponibles sur le marché des capitaux et réduire la capacité du secteur privé de participer à la relance.

Une avenue à considérer pour éviter un tel scénario est de minimiser les déficits futurs. S’il est important d’investir de façon ponctuelle pendant la pandémie, il sera aussi essentiel de ne pas créer des programmes récurrents qui hypothéqueront la reprise du secteur privé.

Si on se résigne malgré tout à ce que l’État joue un plus grand rôle dans l’économie, il sera d’autant plus opportun d’utiliser un taux d’actualisation social de long terme réaliste pour évaluer la rentabilité des investissements publics et d’en minimiser le coût d’opportunité.

Des investissements publics socialement rentables permettront aussi d’éviter d’éventuelles hausses d’impôts qui, comme on l’a vu plus haut, ne feraient qu’augmenter le coût du capital pour les entreprises.

* Michel Poitevin est également chercheur au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) et au Centre interuniversitaire de recherche en économie quantitative (CIREQ) ; Luc Vallée a été stratège en chef de Valeurs mobilières Banque Laurentienne.

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