De l’amour pour Madame Marie-Ève

Vous vous souvenez de Madame Marie-Ève ?

C’était au début de la pandémie. À l’époque où tout le monde se serrait les coudes pour affronter un mystérieux virus venu de Chine. Autant dire dans une autre vie.

Les partis de l’opposition avaient mis leurs critiques en sourdine pour se battre au côté du gouvernement contre l’ennemi commun. Les médias relayaient diligemment les consignes de santé publique. Les Québécois affichaient des arcs-en-ciel dans leurs fenêtres, unis dans l’adversité.

C’était une époque terrifiante, mais il y avait quelque chose de beau dans cette solidarité de tous les instants.

Tout ça est révolu depuis longtemps.

On a recommencé à se déchirer sur tout et n’importe quoi. Le confinement, les masques, le nombre de morts, les hospitalisations, les purificateurs d’air, la fermeture des écoles, la réouverture des écoles, la taxe aux antivax…

Personne ne s’entend plus sur rien. Les hostilités sont ouvertes.

Nulle part autant que sur les réseaux sociaux.

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Madame Marie-Ève, donc.

Elle s’appelle Marie-Ève Lévesque. Elle est enseignante dans une école primaire de la Rive-Sud de Montréal.

Elle a été une bouée de sauvetage pour des milliers de parents que la première vague menaçait d’emporter.

Rappelez-vous ce chaotique printemps 2020. Les écoles avaient subitement fermé leurs portes. Les enfants tournaient à la maison comme des lions en cage pendant que leurs parents tentaient de préserver ce qui leur restait de santé mentale…

Et voilà que sont arrivés les cours gratuits en ligne de Madame Marie-Ève. Trente minutes de maths et de français, chaque jour, pour chacune des années du primaire.

Marie-Ève Lévesque est devenue une vedette du web. Chaque jour, 35 000 enfants suivaient ses cours. Derrière son tableau transparent, elle leur expliquait la matière avec un enthousiasme contagieux. Elle a été invitée à Tout le monde en parle. Elle a été nommée parmi les personnalités de l’année 2020 du magazine L’actualité…

Lisez l’article de L’actualité

« Je vous avoue qu’on a une grosse dose d’amour et je ne m’y attendais pas », avait-elle confié à Radio-Canada.

Mardi soir, tout a basculé.

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Ça s’est passé en 30 secondes. À la toute fin de l’émission La semaine des 4 Julie, sur Noovo, Julie Snyder a interrogé deux élèves de la classe de Madame Marie-Ève. « Est-ce que vous êtes d’accord avec la vaccination obligatoire ? »

« Oui ! », ont répondu les enfants avec conviction. Marie-Ève Lévesque s’est esclaffée : « On dirait que je les ai drillés ! »

Julie Snyder a poursuivi, amusée : « Qu’est-ce qu’on devrait faire avec les gens qui ne veulent pas se faire vacciner ? »

« On devrait appeler la police », a répondu le petit garçon. « Il faut leur couper des petites choses, jusqu’à ce qu’ils se tannent et qu’ils aillent se faire vacciner », a ajouté la fillette.

Malaise. Des enfants n’auraient pas dû avoir à se prononcer sur un sujet qui sème autant la division. Mais bon, ce n’était quand même pas le pire scandale de l’histoire de la télé.

Hélas, l’extrait vidéo a eu droit à une deuxième vie dans la sphère complotiste. C’est devenu la pièce à conviction numéro 584598 des coucous du web, persuadés d’y voir une vile séance de manipulation d’enfants visant à inciter la population à la haine.

La riposte est violente. Sur les réseaux sociaux, on crie à la propagande, à l’endoctrinement, au fascisme, au crime contre l’humanité. On évoque les Jeunesses hitlériennes.

On crie des insanités. Contre Julie Snyder. Contre Madame Marie-Ève. On vocifère des insultes. Putains. Ordures. Collabos. Connasses. Vidanges. Pourritures. Il y en a des centaines et des centaines. C’est étourdissant de rage.

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D’accord, ce n’était pas l’idée du siècle.

Interroger des enfants sur la vaccination obligatoire alors que les adultes se déchirent là-dessus, c’était maladroit.

Julie Snyder l’a reconnu. Elle s’est excusée sur les réseaux sociaux. Elle a répété ses excuses en ondes, mercredi soir. « Je n’avais pas à exposer [les enfants] à cette délicate question ni à placer Madame Marie-Ève, que j’adore, dans cette situation », a-t-elle admis.

Mais qu’importe les excuses ; les chiens sont lâchés. L’affaire prend des proportions inimaginables.

L’extrait a été traduit en anglais pour en décupler la portée. Des plaintes affluent chez Noovo et au Conseil canadien des normes de la radiotélévision. Une pétition en ligne réclamant le retrait de l’émission avait récolté jeudi près de 50 000 signatures…

Et les leaders complotistes attisent les flammes.

Alexis Cossette-Trudel accuse Julie Snyder d’avoir manipulé des enfants « comme dans les pires régimes totalitaires ».

Stéphane Blais invite les Québécois à « porter plainte à la SQ et au SPVM pour incitation à la haine ».

Mel Goyer diffuse le numéro de l’école primaire où enseigne Marie-Ève Lévesque et suggère à ses abonnés de téléphoner pour se plaindre…

Et ils le font, bien sûr. Ils bombardent l’école de messages hargneux. Une deuxième école de la Rive-Sud est aussi ciblée, bien qu’elle n’ait rien à voir dans l’histoire.

« Cette situation a pour effet de perturber le service à la clientèle de ces deux écoles », m’a écrit Pierre-Luc Déry, du centre de services scolaire Marie-Victorin. « Nous en appelons au civisme et à la bienveillance de chacun, dans le contexte où des enfants mineurs sont impliqués. Du soutien sera offert à l’enseignante et aux jeunes concernés. »

Quel gâchis.

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Les antivax forcenés s’indignent de l’instrumentalisation des enfants, alors qu’ils traînent leurs propres rejetons dans des manifs contre les mesures sanitaires.

Ils accusent les médias d’alimenter la haine. C’est pourtant exactement ce qu’ils font, alimenter la haine, un émoji qui vomit à la fois.

Vous allez me dire qu’il faut ignorer ces internautes, la plupart sans nom et sans visage. Mais essayez donc de rester zen quand des centaines de zigotos vous traitent d’ordure. Qu’on le veuille ou non, ça finit par peser.

Vous allez me dire qu’il ne faut pas donner d’oxygène aux trolls. Que je leur sers de caisse de résonance. Que je me prête à leur cruel petit jeu.

Peut-être. Il me semble pourtant qu’il faut dénoncer avec force le vent de haine qui souffle chez nous.

Surtout, il me semble que c’est au tour de Madame Marie-Ève, notre sauveuse du printemps 2020, d’avoir besoin de notre aide. Elle ne mérite pas ce qui lui arrive.

Envoyons-lui donc un peu d’amour, pour faire changement.

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