Yves Martin — 1929-2021

Le « père fondateur de l’Université du Québec » s’éteint

Haut fonctionnaire méconnu du public, Yves Martin a laissé une empreinte importante sur la société québécoise

Québec — De nos jours, les hauts fonctionnaires n’ont pas la cote. Les médias scrutent fébrilement leur rémunération, leurs bonis souvent généreux. Mais cela n’a pas toujours été le cas ; le Québec d’aujourd’hui, avec ses avancées et ses travers, a été façonné par une cohorte de jeunes universitaires qui, dans les années 60, ont mis leur intelligence au service du bien commun.

Chaque fois qu’au Parlement François Legault traverse le corridor qui l’amène à la salle des conférences de presse, il passe devant deux portes anonymes. Sous Jean Lesage, c’étaient les bureaux, voisins, de Jacques Parizeau et de Claude Morin, deux jeunes fonctionnaires prometteurs.

Claude Castonguay, qui nous a quittés récemment, en était un aussi.

Un autre de ces chênes vient de tomber : Yves Martin s’est éteint mardi, au CHUM, à l’issue d’une longue maladie. Il avait 91 ans. Né à Lachine en 1929, il a passé une partie de sa vie à Chicoutimi, où avait d’ailleurs débuté son frère, le journaliste émérite Louis Martin, mort en 2008. Yves Martin était l’oncle du comédien Alexis Martin.

M. Martin avait été l’une des chevilles ouvrières lors de la création du ministère québécois de l’Éducation, aux côtés d’Arthur Tremblay, mort, lui, il y a 25 ans cette année.

Une contribution lui appartient en propre : le réseau des Universités du Québec. « C’est à Yves Martin que pourrait être décerné le titre de père fondateur de l’Université du Québec », écrivaient Denis Bertrand, Robert Comeau et Pierre-Yves Paradis dans leur ouvrage sur l’histoire de ce réseau. M. Martin fut l’un « des grands artisans ayant œuvré à doter le Québec moderne d’une institution unique, qui a changé le visage de la société québécoise », a-t-on souligné quand l’Université du Québec, en 2018, lui a décerné un doctorat honoris causa.

Sociologue

À 95 ans, le sociologue Guy Rocher se souvient bien du jeune Yves Martin, un de ses étudiants en sciences sociales en 1952. Il est intarissable sur cet « ami et complice ».

« C’était quelqu’un de très consciencieux, au point d’en être scrupuleux, pour la vérité. Il était très engagé dans son enseignement, puis dans ses fonctions au gouvernement. Il sera toujours identifié à la réforme de l’Éducation [des années 60]. »

— Guy Rocher, sociologue

Devenu sociologue, Yves Martin a enseigné à l’Université Laval de 1956 à 1964. Outre Rocher, il a eu des collègues comme Fernand Dumont, avec qui il a noué une longue amitié, Léon Dion, Vincent Lemieux ou encore l’ex-ministre Claude Morin. Il a formé de nombreux étudiants qui ont vite investi l’administration publique québécoise naissante. Il a quitté l’enseignement pour se rapprocher de Paul Gérin-Lajoie, qui, avec Arthur Tremblay, a présidé à la renaissance du ministère de l’Éducation.

Yves Martin a succédé à M. Tremblay comme sous-ministre. « Il était de la mouvance des premiers grands commis de l’État qui ont jeté les fondements de ce qui est devenu le Québec moderne », résume Lucien Bouchard, auprès de qui M. Martin a travaillé pendant plusieurs années. M. Bouchard se souvient de leur première rencontre.

« J’avais le mandat de négocier pour le Séminaire de Chicoutimi l’intégration au réseau des cégeps, se souvenait Lucien Bouchard, tout récemment. Yves Martin était de l’autre côté de la clôture, un tough, un négociateur pugnace qui défendait bec et ongles les intérêts du Québec. »

Après l’Éducation, Yves Martin a dirigé la Régie de l’assurance maladie du Québec, nouvellement créée. Il a par la suite été le premier laïc au rectorat de l’Université de Sherbrooke, puis il a mis en place l’Institut de recherche en santé et en sécurité du travail.

Avec Lucien Bouchard, il a proposé une revue du mode de négociation du secteur public, en 1977. Gestionnaire frugal, Yves Martin avait fait passer à la trappe toutes les suggestions de l’équipe pour faire de coûteuses enquêtes à l’étranger – « il était d’une austérité monacale ». Il a par la suite été sous-ministre, aux Relations internationales, jusqu’à la réélection du gouvernement Bourassa en 1985. Sans ménagement, on l’a mis sur la touche. Il en est resté profondément blessé.

Un indépendantiste

Cette mise au rancart avait une origine. Depuis les années 70, Yves Martin ne cachait pas qu’il était farouchement indépendantiste. Une conviction qui a guidé sa vie. « M. Bourassa connaissait ses opinions, mais comme pour Louis Bernard [autre mandarin de cette époque], il savait que ces gens-là travaillaient dans l’intérêt du Québec, ce n’était pas quelqu’un qui intriguait », se souvient Jean-Claude Rivest, proche conseiller de Robert Bourassa. « Il était un fonctionnaire respecté, réfléchi, qui avait le sens de l’État », se souvient Michel Audet, ex-ministre des Finances, qui avait eu aussi une longue carrière comme mandarin et à qui M. Martin avait enseigné la démographie.

Après quelques années de retraite, Yves Martin s’était rapproché de l’action politique. Il est devenu un collaborateur de premier ordre pour Lucien Bouchard, alors membre « non aligné » de la commission Bélanger-Campeau. Le tout bénévolement.

Durant la campagne fédérale de 1993, il a donné un coup de main au Bloc québécois en expliquant aux journalistes étrangers l’existence d’un parti souverainiste aux Communes. « Un travail impeccable », se souvient Alain Leclerc, qui était dans l’état-major de Lucien Bouchard.

M. Martin a aussi travaillé dans l’ombre pour son ami Fernand Dumont – il a corrigé les épreuves de ses ouvrages. Il avait fait la même chose pour une réédition d’À visage découvert, l’autobiographie de Lucien Bouchard.

« Je pensais qu’il n’y avait aucune erreur. Il m’avait dit : “Je vais quand même repasser dedans…” Il a fait 300 changements ! », se souvient M. Bouchard, encore amusé. Pour Yves Martin, la ponctuation était une science exacte.

Quand il est devenu premier ministre, en 1996, Lucien Bouchard l’a tout de suite fait venir comme conseiller à son cabinet. Avec Hubert Thibault, le chef de cabinet, il formait un tandem qui a longtemps rédigé les engagements électoraux du Parti québécois. « Le matin, suivant une longue soirée de travail, il me mettait sous le nez le mot croisé du Monde, réputé extrêmement difficile. La grille était remplie. Narquois, il me souriait en disant qu’il l’avait trouvé ardu », se souvient encore M. Thibault. Guy Rocher se souvient d’une imitation désopilante qu’avait faite Yves Martin des bons pères. Leur ode à l’Université Laval, centenaire en 1952, était devenue une apologie de la « Laiterie Laval », autre institution à Québec.

Yves Martin a été par la suite conseiller de Bernard Landry. Il a pris ses distances avec le PQ sous le règne d’André Boisclair, puis encore sous Pauline Marois. Rigoureux, discipliné, un peu ascète, Yves Martin vouvoyait Lucien Bouchard, mais était à tu et à toi avec Jacques Parizeau, un compagnon d’armes de la Révolution tranquille.

Les « deux doigts de la main »

On ne peut parler d’Yves Martin sans évoquer Arthur Tremblay, un autre monument de la haute fonction publique québécoise de cette période. « Ils étaient comme les deux doigts de la main », se souvient Louis Bernard. C’est M. Tremblay, qui venait de siéger trois ans à la commission Parent, qui avait convaincu le professeur Yves Martin de faire le saut dans la haute fonction publique, se souvient Guy Rocher.

J’ai connu Arthur Tremblay, sénateur, durant les années 80. Conteur exceptionnel, il manifestait constamment sa foi quant à l’importance du service public, une conviction qu’il savait rendre contagieuse. J’avais regretté de ne pas lui avoir rendu hommage à sa mort, en 1996. C’est fait.

Vingt-cinq ans après la mort d’Arthur Tremblay, les deux complices se seront retrouvés.

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