Haïti

« On est dans une crise humanitaire »

Des affrontements mortels entre policiers et militaires. Des millions d'habitants confrontés à l'insécurité alimentaire. Un pouvoir d'achat en déclin. Haïti s'enfonce dans la crise.

Port-au-Prince — Des « airs de guerre civile ». C’est ainsi que la presse haïtienne a décrit les récents affrontements qui ont opposé policiers et militaires haïtiens au cœur de la capitale, forçant l’annulation du traditionnel carnaval. Alors que Haïti traverse une grave crise humanitaire, beaucoup n’ont plus le cœur à la fête.

« Je ne sais pas qui a tiré le premier, ça s’est passé tellement vite. J’ai dû ramper quand j’ai voulu partir, avec toutes ces balles qui sifflaient », relate un marchand de crème glacée de 26 ans, Luckens. L’homme qui gère un kiosque à la grande place de Port-au-Prince a préféré taire son véritable nom, craignant les représailles.

Dimanche dernier, des policiers étaient descendus dans les rues pour réclamer le droit de se syndiquer. Après 20 mois successifs de manifestations, de blocus routiers et, parfois, d’émeutes contre le gouvernement, les agents se disent à bout de souffle et affirment ne plus réussir à boucler les fins de mois avec leur maigre salaire. La marche a toutefois rapidement tourné à l’affrontement avec les militaires.

« Le gouvernement ne comprend pas quand on fait une simple manifestation [pacifique] », se désole Luckens.

La Montréalaise Katel Le Fustec s’apprêtait à participer au premier jour de carnaval à Port-au-Prince avec sa troupe de Clowns Sans Frontières quand les affrontements ont éclaté. « On a entendu des tirs », se souvient-elle, de retour sur place avec La Presse.

Deux jeunes acrobates ont alors décidé d’aller se renseigner. « Ils sont revenus pétrifiés en disant : “Il n’y a pas de carnaval, on annule tout”. »

Carnaval annulé

Les échanges de tirs entre policiers et militaires ont duré au moins six heures, faisant deux morts et une dizaine de blessés. Devant ces dérapages, le gouvernement a officiellement annulé en soirée les célébrations des trois jours gras, pourtant une véritable institution pour le pays.

La tenue du carnaval était plutôt jugée indécente par les manifestants, alors que le pays traverse l’une des plus graves crises économiques de son histoire récente. Le bureau de coordination des Nations unies des affaires humanitaires (OCHA) évalue que 3,7 millions d’Haïtiens sont en situation d’insécurité alimentaire cette année. L’inflation annuelle est autour de 20 %, réduisant inexorablement le pouvoir d’achat des Haïtiens.

« Je suis sérieusement découragé du pays. Tous les efforts que tu fais ne servent à rien. Tu travailles, mais tu n’arrives pas à économiser pour l’avenir ni à répondre à tous tes besoins de base. »

— Luckens, 26 ans, marchand de crème glacée

« Pendant longtemps, je me tenais droit, fier d’être Haïtien », se souvient Luckens, devant son kiosque sur lequel est peint un immense cône de crème glacée multicolore. Sa voix tremble d’émotion et ses yeux se remplissent d’eau. « Aujourd’hui, je ne peux plus dire ça. »

Ce constat, beaucoup le partagent. « C’est un pays dans lequel les problèmes qui devraient être gérés ne le sont pas », déplore Michel Joseph, codirecteur de l’information et présentateur du bulletin de 19 h, à Radio Caraïbes. Les bureaux de la plus importante radio privée au pays ont été la cible d’une poignée d’émeutiers, dimanche, qui ont incendié une génératrice, deux véhicules de diffusion et quatre autres voitures de particuliers garées devant la station.

Depuis l’attaque, condamnée par l’Association des journalistes haïtiens, la station ne diffuse plus d’émissions originales, le temps de se remettre des dégâts.

« On est dans une crise humanitaire », rappelle à La Presse le reporter et animateur de 32 ans à quelques pas des carcasses de voiture calcinées. « Les gens ont faim. »

Katel Le Fustec, qui doit rentrer à Montréal dans quelques jours, comprend le découragement, même si elle refuse d’abandonner. Depuis 2002, l’organisation Clowns Sans Frontières qu’elle dirige accompagne des jeunes de milieux défavorisés haïtiens dans les arts du cirque. « J’y crois, parce que je travaille avec des jeunes engagés de la relève. C’est ça qui garde mon espoir en vie. »

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