La Presse en république démocratique du congo

Le Dr Mukwege a consacré sa vie à soigner des femmes victimes de viol. Il a fondé un hôpital à Panzi, dans le nord-est de la République démocratique du Congo. Même s’il reçoit des menaces de mort, il ne baisse pas les bras. Histoire d’un homme qui n’a pas froid aux yeux.

Femmes, cibles de guerre

,  — République démocratique du Congo — Le Dr Denis Mukwege m’a donné rendez-vous à 7 h 30 à l’hôpital de Panzi, qu’il a fondé en 1999. Grand, épaules larges, dos droit, il est impressionnant dans sa blouse de médecin d’un blanc impeccable. Sa poignée de main est ferme.

Il est pressé. « Vous avez 15 minutes », me dit-il du ton d’un homme qui a vu trop de journalistes défiler dans son hôpital.

Découragée, je regarde ma longue liste de questions. Je négocie : j’ai besoin d’au moins 30 minutes. Calé dans un fauteuil, ses longues jambes croisées, il me fixe d’un regard intense sans répondre.

J’hésite. Par où commencer ? Le Dr Mukwege est connu non seulement dans son pays, la République démocratique du Congo (RDC), mais aussi dans le monde. En 2006, il a prononcé un discours devant l’ONU pour dénoncer les viols perpétrés par les soldats dans le nord-est de la RDC où il est né. Il a reçu de nombreux prix, il a même été candidat au Nobel de la paix en 2016.

Gynécologue et pasteur – le Dr Mukwege est très croyant –, il a consacré sa vie à reconstruire les vagins dévastés des femmes violées. On le surnomme l’homme qui répare les femmes.

Je me jette à l’eau. Ma première question est trop longue.

« En septembre 1999, vous voyez votre premier cas de violences sexuelles. Dans votre livre*, vous avez écrit : “Je tombais des nues. Je n’avais jamais rien vu de semblable.” Qu’aviez-vous constaté ?

— La femme violée avait des fractures au bassin et des plaies bizarres. Son appareil génital avait été blessé par une arme à feu. Pour moi, c’était dramatique. Nous vivons dans une zone de guerre. Je m’étais dit : “C’est un fait isolé.” »

Il parle d’une voix tellement basse que je dois me pencher et tendre l’oreille.

« Peu de temps après, une fille est venue ici, à l’hôpital. Son clitoris, son urètre, sa vessie, son rectum, tout était parti. C’était le délabrement. Quelque chose de tout à fait anormal se passait. Les soldats ne visaient pas la tête, mais l’appareil génital de la femme dans l’intention de détruire. Ils brûlaient, introduisaient des armes à feu, des bouts de bois… C’était une sauvagerie crue. »

Les cas se multiplient. Les soldats violent aussi des bébés et des fillettes. Le Dr Mukwege se pose des questions. Pourquoi tous ces viols ? Pourquoi cette barbarie ? Pourquoi, en plus de violer, les soldats et autres groupes armés qui pullulent dans la région s’acharnent-ils à détruire l’appareil reproducteur de la femme ?

Une évidence s’impose : le viol est une arme de guerre.

« En introduisant n’importe quoi dans l’appareil génital de la femme, on détruit l’entrée de la porte de la vie. Le but est clair : réduire le nombre d’enfants. »

— Le Dr Mukwege

Les femmes violées refusent de retourner dans leur village. Elles ont peur des soldats qui rôdent, peur de se faire violer de nouveau. Les villages se vident.

À l’agression s’ajoute l’humiliation. Des femmes sont violées par plusieurs hommes devant leur mari et leurs enfants, parfois devant le village.

« Ça n’a rien de sexuel, c’est une destruction intentionnelle, précise le Dr Mukwege. Même les animaux ne font pas ça. »

Les hommes aussi sont humiliés. Ils ont peur que leurs femmes aient attrapé le sida, « qui tue à petit feu ».

« Ils développent des troubles sexuels. Un homme m’a déjà dit : “Chaque fois que j’essaie [de faire l’amour], je vois des images de violence. Je ne peux plus le faire.”

— Une femme violée est rejetée socialement ?

— Le fait d’être une victime de viol ne change pas l’attitude de la société. Le rejet est la tendance générale. »

Même réaction de rejet pour les enfants du viol. L’avortement est illégal en RDC, peu importe la raison. Les femmes violées qui tombent enceintes gardent leur bébé ou avortent illégalement dans des conditions catastrophiques.

« On a des enfants du viol qui ont 17-18 ans, c’est terrible. Ils n’ont pas de repères. Ils sont rejetés, mal aimés. On détruit le tissu social. Les gens pensent que pour reconstruire le Congo, il faut refaire les routes. Vous ne pouvez pas construire des routes quand la tête ne fonctionne pas. Cette destruction du tissu social a des conséquences énormes, comme la perte du sens des valeurs. Un enfant qui a vu sa mère se faire violer, que lui reste-t-il ? »

***

Et aujourd’hui ? Le nombre de viols a baissé, mais le phénomène persiste. La province du Sud-Kivu, où se trouve l’hôpital de Panzi, est instable. Des groupes armés continuent de sévir et de violer. Les routes ne sont pas sûres.

« Avec l’incertitude politique [le président Kabila reste au pouvoir même s’il n’a plus de légitimité], craignez-vous que le nombre de viols monte en flèche ?

— Le problème avec les groupes armés qui se multiplient, c’est qu’ils n’ont pas d’idéologie. Ils ne se battent pas pour un idéal.

Il y a moins de viols, mais nous avons davantage d’enfants violés. Ce phénomène nous inquiète. Les femmes sont violées non seulement par des hommes en uniforme, mais aussi par des civils armés. La démobilisation a été mal faite. On a intégré dans la société des hommes qui commettent des viols. »

Le Dr Mukwege croit que le viol devrait être reconnu comme une arme de guerre. « Lorsque 200 femmes sont violées, on ne fait pas le même bruit que lorsque 90 personnes sont brûlées par une arme chimique en Syrie. »

***

Depuis quatre ans, le Dr Mukwege vit dans l’enceinte de l’hôpital avec sa femme et ses enfants. Une maison coquette entourée d’une clôture surmontée de fils barbelés. Trois jeeps de la MONUSCO (mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC) sont stationnées devant sa demeure. Les Casques bleus assurent sa protection même s’il ne sort jamais du périmètre de l’hôpital, sauf pour se rendre à l’étranger.

À l’hôpital, deux agents de la police nationale le suivent dans ses déplacements.

« Nous vivons sous une pression permanente, explique le Dr Mukwege. On reçoit régulièrement des menaces par SMS. »

Le 14 avril, un de ses confrères, le Dr Gildo Magaju, a été assassiné.

« Il était comme mon fils. La veille, il m’avait dit qu’il recevait des menaces. Il avait peur pour sa vie. Sa mort, c’était fort.

— Avez-vous eu peur ?

— Je n’avais pas peur, j’étais révolté, j’avais un dégoût. Arrêter la vie d’un jeune qui se bat pour les autres. Il me disait : “Docteur, je veux faire comme toi, construire un hôpital.” Il m’appelait papa. »

En 2013, le Dr Mukwege s’est exilé à Boston. Il en avait assez des menaces.

« Je voulais refaire ma vie. Les femmes d’ici, qui vivent avec moins d’un dollar par jour, ont ramassé 50 $ en vendant des fruits et des légumes. Elles m’ont écrit une lettre : “L’argent va servir à payer le billet d’avion du docteur.” Ça m’a tué, c’était trop fort. Je n’avais pas le choix, je suis revenu, même si je savais que c’était dangereux. »

C’est au retour de Boston qu’il s’est installé avec sa famille à l’hôpital. C’est là qu’il passe sa vie, rythmée par les opérations, les menaces et la messe qu’il célèbre parfois. Il travaille sept jours sur sept. Il commence tôt le matin et finit tard le soir.

Je lui demande si je peux rencontrer des femmes violées.

« On a ouvert nos portes aux journalistes dans l’espoir d’avoir une réponse, mais ça n’a pas changé grand-chose, alors c’est non, répond-il. Allez dans les villages, vous allez facilement trouver des femmes violées. »

Vers la fin de l’entrevue, il regarde sa montre à plusieurs reprises. Il est impatient, ses réponses sont courtes. Il a hâte d’en finir.

« Je dois aller au bloc opératoire », dit-il tout à coup en dépliant ses longues jambes. Il me serre la main, la tête ailleurs.

En deux enjambées, il sort de la pièce. L’entrevue a duré 36 minutes.

* Denis Mukwege. Plaidoyer pour la vie. Éditions de l’Archipel, 2016.

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