À un cheveu d’une crise linguistique

Cette histoire est banale. Vous pourriez même dire, après l’avoir lue, que ce n’est qu’une guerre d’ego, un exemple de mauvaise foi, un cas de gens qui ont les nerfs à vif.

Pourtant, cette histoire cache beaucoup de choses. Elle en dit long sur les enjeux linguistiques du Québec, sur la difficulté qu’ont les anglophones à reconnaître la réalité québécoise.

La voici.

Normand Croteau fait partie d’un groupe d’administrateurs qui assurent la gestion d’un immeuble d’Ahuntsic-Cartierville regroupant 78 copropriétaires. Au début d’octobre, l’une des résidantes a fait part de son inquiétude de voir un nombre important de gens qui ne respectaient pas les règles sanitaires dans les espaces communs.

Normand Croteau a donc rédigé une note à l’intention des occupants et l’a mise dans les ascenseurs et sur les babillards. La note rappelait, grosso modo, les règles de distanciation physique et de visites.

Quelques jours plus tard, Sophie Romas et Melina Migiakis, fille et petite-fille d’un couple de résidants d’origine grecque leur ont rendu visite.

Découvrant la note, elles ont constaté qu’elle avait été rédigée entièrement en français. Furieuses, elles ont empoigné un stylo, lacéré la note et écrit ceci : « 75% of the residents are ENGLISH ! How complicated is it to Google translate ! »

Normand Croteau vit dans cet immeuble depuis 32 ans. Il connaît tous les résidants. Il n’en croyait pas ses yeux de lire une telle chose.

« Je n’avais jamais fait cet exercice avant, dit-il. Mais là, j’ai vérifié combien de gens sont unilingues anglophones. Je suis arrivé à 4 personnes sur 78 propriétaires. Donc, 95 % des occupants peuvent lire ce message. » Piqué au vif, Normand Croteau a publié une autre note et a ajouté, sur le même ton que les deux femmes, cette phrase : « IF YOU REALLY CAN’T UNDERSTAND THIS VERY SIMPLE MESSAGE, TAKE A PICTURE AND GOOGLE TRANSLATE IT. »

Sophie Romas et Melina Migiakis ont décidé de partager leur colère dans certains médias anglophones, dont CTV et Global. CJAD et CBC ont emboîté le pas.

« Elles ont monté cette histoire en épingle pour favoriser une distance entre les francophones et les anglophones, dit Normand Croteau. Ça a donné du mauvais journalisme. Les faits ne sont pas là. Ils avaient déjà chacun leur angle. »

Melina Migiakis a relayé ces reportages sur les réseaux sociaux, suscitant un déluge de commentaires aussi méchants que navrants, tous rédigés en anglais, évidemment.

« Mon grand-père m’a dit qu’il ne pouvait comprendre les consignes qui apparaissent dans cette note, car ils sont écrits en français », écrit-elle, encouragée par les « Disgusting ! », « Distinct society my ass ! » et « Freakin rude ! » de ses abonnés.

« Que le grand-père n’arrive toujours pas à s’exprimer en français, je peux comprendre ça, dit Normand Croteau. Que la mère ait cette attitude, ça passe moins bien. Mais que la petite-fille soit si fermée, ça, je ne le prends pas. »

Dans un message publié sur Facebook, Melina Migiakis invoque les droits linguistiques des anglophones qui, selon elle, obligent qu’on offre des services en anglais dans le domaine de la santé et des services sociaux aux citoyens qui le souhaitent. Elle ajoute que « l’idiot » qui a rédigé la note devrait comprendre ça.

Avant de traiter les gens d’idiots, Melina Migiakis devrait faire ses devoirs. L’immeuble où vivent ses grands-parents n’est pas une institution de santé ou de services sociaux. La note est une initiative des administrateurs d’un immeuble.

Questionnée sur le sujet, Valérie Plante a confirmé que l’administration de ces copropriétés n’a aucune obligation légale en ce sens. La mairesse a toutefois fait appel au gros bon sens des citoyens en cette période de pandémie.

Cette histoire est banale. Mais elle nous dit que la communauté anglophone est sur les dents. Depuis quelques semaines, je remarque un intérêt marqué des médias, particulièrement anglophones, concernant les nouvelles mesures favorisant la protection de la langue française.

L’ajout de 50 nouveaux employés, dont des inspecteurs, à l’Office québécois de la langue française passe difficilement chez les anglophones. Qualifiés de « French-language cops », ces inspecteurs sont vus comme de gros méchants.

L’amende de 1500 $ au propriétaire du restaurant Deli 365, rue Bernard, a frappé l’imaginaire. Un média anglophone (Eater Montreal) a écrit que c’était la première amende sérieuse depuis l’annonce concernant les nouveaux inspecteurs. Or, l’infraction a été constatée en mai dernier, soit cinq mois avant qu’on ajoute les 50 nouveaux postes à l’OQLF.

La visite d’un inspecteur au restaurant Kitchen 73, à Rivière-des-Prairies, a suscité l’ire de son propriétaire, Carmine Anoia. Celui-ci a jugé inacceptable que cela se fasse dans un contexte de COVID-19 alors que les commerces vivent des moments extrêmement difficiles. Cela se défend.

Cette histoire est banale. Pourtant, elle cache beaucoup de choses.

Elle nous dit que rien n’est réglé. Et que la nouvelle génération d’anglophones du Québec est prête à perpétuer l’obstination de celle de leurs parents ou de leurs grands-parents.

Vraiment, je le sens, nous sommes à un cheveu d’une nouvelle crise linguistique.

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