Armes à feu à Montréal

De la panique morale à la répression

Nous assistons actuellement à la construction d’une panique morale autour d’une prétendue prolifération des armes à feu dans les quartiers du nord-est de Montréal. Cette panique est alimentée par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), les élus municipaux et les médias qui ne ratent pas une occasion de faire mention d’une prétendue « explosion » de la violence sur ce territoire, jusqu’à le qualifier de « Far West » où « on met des armes dans les mains d’enfants ».

Une telle panique surgit chaque fois qu’un évènement, une personne ou un groupe est désigné comme bouc émissaire ou menace pour les valeurs et les intérêts d’une société. La recette est connue en plus d’être d’une efficacité redoutable : elle nous place collectivement dans un sentiment d’urgence d’agir, nous dispose à accepter des solutions de courte vue et justifie une augmentation des effectifs policiers en misant sur une approche répressive dans les quartiers ciblés.

Si chaque évènement impliquant des armes à feu est préoccupant, ce type de discours induit toutefois le public en erreur. On y détache les faits de leur contexte sociohistorique en omettant les rapports qui démontrent que la criminalité est en chute constante depuis les années 1990 dans l’ensemble de l’Amérique du Nord, particulièrement les crimes impliquant des jeunes et ceux liés aux armes à feu. Si ces derniers ont connu une augmentation de 10 % entre 2019 et 2020 sur le territoire du SPVM, cette hausse ne concerne pas uniquement des crimes violents, encore moins des jeunes ou les quartiers du nord-est de Montréal, et révèle dans les faits une situation qui reste bien en dessous de la moyenne des six dernières années.

Les discours qui participent aujourd’hui à la construction de cette panique jouissent d’une tribune importante, une situation que nous trouvons particulièrement inquiétante et irresponsable : ils occultent les enjeux structurels sous-jacents à la criminalité et exacerbent les dynamiques de discrimination raciale.

Clichés et discours discriminatoire

Les apparitions publiques répétées de Marc Ouimet, professeur de criminologie à l’Université de Montréal, sont à cet égard symptomatiques de cette remontée du populisme pénal. Selon lui, les évènements impliquant des armes à feu à Montréal seraient non seulement exponentiels, mais aussi le résultat d’une « culture hip-hop » importée des États-Unis. Il s’agit de propos risibles et indignes de la discipline et qui relèvent d’un processus pernicieux. Ils laissent percevoir une imagerie collective à peine voilée, créent une association d’idées spontanée faite de clichés et reproduisent dans l’espace public un discours discriminatoire sans jamais le nommer ; ce sont les jeunes personnes noires et racisées, et leur culture, qui seraient responsables de cette prétendue « explosion » des crimes liés aux armes à feu. Un amalgame dangereux qui non seulement est irresponsable et mensonger, mais encore évacue lui aussi les facteurs sociohistoriques.

De tels propos ont permis au même criminologue de faire récemment la promotion du programme Stop-and-Frisk implanté dans les années 1990. Comme les Américains d’hier, il faudrait, soulignait-il, « mettre en place un système dans lequel les jeunes seraient l’objet d’une surveillance constante, avec des policiers habillés en civil qui feraient des contrôles d’identité et des fouilles auprès de ces jeunes-là ». Le programme américain du Stop-and-Frisk, aussi surnommé « the war against black and brown people », a mené pendant quelques décennies à une foulée d’arrestations pour des infractions et des incivilités non liées aux armes à feu. En 2013, un jugement rendu par la Cour fédérale américaine a conclu que celui-ci avait été appliqué de manière inconstitutionnelle et qu’il était directement discriminatoire à l’égard des personnes noires et populations racisées.

Le populisme pénal constitue un affront aux droits fondamentaux des populations racisées.

Il tend à minimiser les impacts du profilage racial sur les individus et les communautés, et méprise les résultats des enquêtes publiques, les données statistiques sur la criminalité et les conclusions des tribunaux. Il a des effets concrets sur l’implantation de programmes problématiques de lutte contre la criminalité et la militarisation des quartiers pauvres et racisés. Dans son sillage, la mise en place d’escouades spéciales mène chaque fois à une multiplication des cas de profilage racial dans le nord-est de la ville et à l’arrestation disproportionnée de personnes noires pour des infractions non liées aux armes à feu. Dans le cas de l’escouade Quiétude, 75 % des personnes arrêtées et accusées en 2019 étaient noires alors que moins de 30 % des charges portées contre elles étaient en lien avec les armes à feu ou des actes criminels.

Bien que ces chiffres témoignent du caractère discriminatoire des escouades et des pratiques d’interpellations, ELTA, une escouade permanente affectée à la lutte contre le trafic d’armes, entre en vigueur le 23 février 2021. Elle implique une vingtaine de policiers supplémentaires ainsi qu’un budget de 3 millions de dollars par année. L’ironie, c’est qu’en plus de (re)produire des inégalités raciales et socio-économiques dans les quartiers ciblés, ces logiques répressives – dans lesquelles nous nous sommes socialement enfermés depuis les 40 dernières années – se sont avérées un échec pour répondre aux problèmes sociaux tels que la violence par armes à feu.

La remontée du populisme pénal est inquiétante. Elle détourne une fois de plus l’attention des problèmes décriés depuis plusieurs années : la concentration de la pauvreté, la ségrégation dans la distribution des deniers publics, l’appauvrissement des ménages et le sous-financement des établissements scolaires, des organismes communautaires et des initiatives locales.

Nos élus continuent de nier l’expertise de ceux et celles qui œuvrent au quotidien auprès des jeunes dans ces quartiers.

Mieux reconnus et financés, les organismes et initiatives locales pourraient se consacrer aux enjeux de marginalisation que les jeunes subissent et permettre des interventions adaptées avant que la violence ne devienne une opportunité.

Les évènements récents ne doivent pas mettre fin à notre réflexion sur l’avenir de la police et des communautés, mais au contraire la nourrir. Il est de notre responsabilité collective de ne pas se servir des évènements tragiques des dernières semaines comme d’une aubaine pour mettre une fois de plus les institutions de sécurité publique à l’abri de la critique.

* Ted Rutland est professeur agrégé au département de géographie, urbanisme et environnement de l’Université Concordia ; Jade Bourdages est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et Karl Beaulieu est candidat à la maîtrise à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

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