Marie-Claire Blais

Hommage aux luttes LGBTQ+

Quand je vois de jeunes écrivains se sentir « out » à leur troisième roman, j’ai envie de leur rappeler le parcours de Marie-Claire Blais.

Je l’ai rencontrée pour la première fois il y a 20 ans, pour Dans la foudre et la lumière, deuxième livre de son immense cycle romanesque Soifs, qui en compte 11 jusqu’à présent. Tétanisée par l’honneur, j’ai marché quasiment à genoux jusqu’à la table où elle m’attendait. C’était l’auteure d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, prix Médicis 1966, un classique que j’avais dû lire trois fois dans mon parcours scolaire, devenu pour moi une sorte de chef-d’œuvre gothique québécois.

Je ne savais pas du tout alors dans quelle aventure j’étais sur le point de me lancer. Car Marie-Claire Blais aurait pu n’être que l’auteure d’un hit, auréolée de ce prix Médicis qui avait fait grand bruit en 1966 parce que c’était la première Québécoise à l’emporter. Au lieu de ça, elle a écrasé ce succès qui aurait pu l’enfermer par une création de plus en plus foisonnante et exigeante. En fait, quand je l’ai rencontrée en 2001, elle n’en était qu’à la moitié de son œuvre qui, à force de prendre de l’ampleur, en a fait la plus grande écrivaine vivante du Québec, qu’on cite parfois pour le Nobel de littérature.

Une œuvre intimidante pour les journalistes débutants, ce qui explique pourquoi c’est souvent moi qui couvre ses livres, mais de cette façon, nous avons tissé des liens au fil du temps, je suis même allée la voir deux fois à Key West, où elle vit depuis longtemps.

Aujourd’hui, quand on fait une interview, on passe la moitié du temps à parler de nos chats et de nos chiens et on s’envoie parfois des photos de nos animaux chéris. « Une chance qu’ils étaient là pendant la pandémie », me dit-elle au téléphone, à l’heure du crépuscule, de son île où elle a confiné le monde entier dans un microcosme pour en dévoiler toutes les horreurs et les beautés. C’est une nocturne et une solitaire. Je suis fascinée qu’à 82 ans, elle fréquente encore les bars pour scruter ce qui ne se dévoile que la nuit, afin de l’écrire. « Il y a des livres en particulier qui demandent d’être dehors », croit-elle.

Solidarités et évolution

L’écriture est l’engagement d’une vie pour Marie-Claire Blais, depuis son premier roman, La belle bête, publié en 1959. Toute son œuvre est peuplée de résistants à la cruauté et à l’écrasant rouleau compresseur de la conformité. Il n’est donc pas étonnant que son nouveau roman, Un cœur habité de mille voix, qui s’éloigne de son cycle Soifs, entamé en 1995, reste tout près de cet esprit de révolte et de solidarité.

Marie-Claire Blais a donné naissance à des centaines de personnages dans sa vie. Cette fois, elle fait revivre la petite communauté d’amies gaies et trans des romans Les nuits de l’underground (1978) et L’ange de la solitude (1989), comme Louise, Lali, Nathalie, Johnie, Doudouline, Polydor, l’Abeille et Gérard. Elles ont gravité autour de René, homme trans devenu très vieux mais qui n’a rien perdu de sa fougue – c’est un séducteur – et que son infirmière Olga persiste à appeler Madame René.

L’écrivaine a eu envie de revisiter ces deux romans en constatant l’homophobie ambiante un peu partout dans le monde. « Surtout pour les transgenres », précise-t-elle.

« On ne peut pas être indifférent, il faut dénoncer cela, c’est un devoir. C’est un autre racisme qui a une forme taboue. Un double racisme, car bien souvent, ce sont de jeunes Noirs, Asiatiques ou Latinos qui sont tués. »

— Marie-Claire Blais

Elle rappelle dans ce roman les luttes LGBTQ+, surtout par René, qui est le plus militant de la bande, ayant connu les émeutes de Stonewall en 1969, à New York. Cette colère qui a jailli dans ces boîtes de nuit constamment menacées par les descentes de police et la violence, les seuls endroits où les gais pouvaient être eux-mêmes, se retrouver en communauté. Cette violence demeure très vive dans l’esprit de Blais, qui refuse d’oublier les victimes, comme le personnage de Gérard, fauché en pleine jeunesse, dans l’incendie d’un squat. « Nous avons tous connu un Gérard dans nos vies, n’est-ce pas ? »

L’écrivaine n’a jamais cessé d’aborder la question du sida dans ses romans, une hécatombe qui s’est déroulée dans une honteuse indifférence parce qu’elle touchait les marginaux. Marie-Claire m’avait presque ordonné d’aller voir à Key West le mémorial des victimes de cette épidémie. « C’est comme si elle n’avait jamais existé », note-t-elle avec découragement, si bien qu’un personnage de son roman soigne de jeunes sidéens d’aujourd’hui, contaminés faute d’avoir appris cet important épisode de l’histoire.

Nos amis sont parfois nos enfants

De l’exclusion naît la marginalité, mais de cette marginalité naissent aussi des amitiés indéfectibles et des solidarités qui peuvent encore inspirer aujourd’hui.

Marie-Claire Blais a plus de 60 ans d’écriture dans le corps, ce qui lui donne le privilège de pouvoir développer en profondeur ses personnages, qui bénéficient de cette expérience dans Un cœur habité de mille voix. « Avec René, qui milite depuis son enfance, nous avons quelqu’un qui voit les choses sur un plan historique, à cause de son âge », explique-t-elle

« L’écriture est devenue plus analytique et profonde. On tombe dans des portraits beaucoup plus intimes, parce qu’il n’avait jamais été question de quelle manière elles vivaient dans Les nuits de l’underground. Les voir grandir me semblait intéressant. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un roman qui m’a donné beaucoup de joie à écrire, parce que j’ai beaucoup aimé retracer ces portraits. »

— Marie-Claire Blais

Même si Marie-Claire Blais n’a jamais détourné les yeux devant les injustices, elle croit profondément au changement, à l’évolution, justement. « On a toutes les raisons d’évoluer, dit-elle. On ne peut pas rester dans nos préjugés. On ne peut pas se permettre d’être contre les trans. » Elle constate ce désir d’inclusion de plus en plus répandu dans les films ou les séries télé où l’on voit des personnages trans, le mariage gai qui est entré dans les lois malgré ses détracteurs, et c’est pourquoi aussi Un cœur habité de mille voix passe de la nuit à l’existence en plein jour.

Et cela n’aurait pu arriver sans ces refuges que l’on se crée avec ceux qui sont de notre côté. N’écrit-elle pas que « nos amis sont parfois aussi nos enfants » ? « C’est un paradis de sécurité, l’amitié. Que l’affection et la solidarité entre ces jeunes femmes puissent durer toute une vie est miraculeux. Dans cette marginalité, comme avec les personnages de Jean Genet qui sont en prison ou condamnés à mort, il y a toujours beaucoup d’amour. »

Bref, on avance, mais le combat doit continuer. « Et les femmes vont vaincre, prédit Marie-Claire Blais. Elles ne vont pas laisser les choses comme ça. »

Marie-Claire Blais participera le 15 octobre, de façon virtuelle, au festival Québec en toutes lettres.

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