Du trafic de drogue aux résidences pour aînés

Samir Chowieri, président de Groupe Katasa, a déjà été condamné pour des complots d’importation de drogue et de fraude, en plus d’être épinglé pour des infractions fiscales. Ces antécédents ne l’ont pas empêché de gérer sept résidences pour aînés, dont le CHSLD Herron, qui s’est livré à un bras de fer de plusieurs jours avec le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, révèlent deux mises en demeure obtenues par La Presse.

Groupe Katasa

Un président au lourd passé criminel

Le président du groupe qui possède le CHSLD Herron a déjà été condamné pour des complots d’importation de drogue et de fraude, en plus d’avoir été épinglé pour des infractions fiscales et montré du doigt par un juge pour une « magouille » immobilière. Son entreprise peut quand même gérer des établissements pour personnes âgées, alors que les simples préposés aux bénéficiaires, eux, peuvent se voir refuser un emploi s’ils ont des antécédents criminels.

Pour protéger les aînés, Québec impose depuis des années la vérification des antécédents criminels des employés et gestionnaires de foyers pour personnes âgées.

Normalement, pour être écarté d’un emploi, il faut avoir commis un crime jugé incompatible avec le travail auprès d’une clientèle vulnérable. Mais l’interprétation est très large. En 2011, la ministre Marguerite Blais avait jugé inacceptable qu’un ancien motard criminel travaille comme concierge dans une résidence privée pour personnes âgées.

« On ne peut pas accepter ça ! On veut protéger nos aînés vulnérables », avait-elle déclaré à TVA.

Samir Chowieri n’est pas un simple concierge. Il est le président de Groupe Katasa.

Son entreprise possède sept résidences pour personnes âgées au Québec, dont le CHSLD privé Herron, mis sous tutelle après la mort de 31 résidants en moins d’un mois et la découverte de résidants laissés à l’abandon.

M. Chowieri a été dans la ligne de mire de la police pendant des décennies pour différents crimes, révèle une enquête de La Presse. Mardi, le Ministère n’a pas répondu à nos questions à savoir si ses antécédents criminels sont incompatibles avec sa fonction.

Trafiquant de drogue

Le parcours de Samir Chowieri est décrit dans une déclaration sous serment rédigée en 1994 par David Wilson, un enquêteur de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La Presse a obtenu une copie du document, qui n’a jamais été testé devant les tribunaux.

M. Chowieri est arrivé comme immigrant au Canada le 23 février 1972, y apprend-on. Il disait être barbier et posséder 2000 $. Dès la fin des années 1970, il était dans la ligne de mire de la police comme trafiquant de drogue.

En 1980, Interpol avait avisé la GRC que deux suspects arrêtés à la frontière de la Syrie et du Liban avec 14,4 kg de haschisch avaient déclaré être payés pour acheminer la drogue au Canada au nom de Chowieri.

Une enquête avait été amorcée et s’était soldée en 1981 par la saisie de 73 livres de haschisch et l’arrestation de Samir Chowieri, de son frère Elias, ainsi que d’un trafiquant qui travaillait pour eux. Samir, décrit comme le cerveau du complot, avait écopé de deux ans de prison. Son frère avait écopé de six mois et leur subalterne, de sept ans de pénitencier.

Complot pour fraude dans le fromage

L’année suivante, avant même sa libération de prison, Samir Chowieri a été condamné pour un nouveau crime, cette fois un complot de fraude impliquant l’achat de 12,5 tonnes de fromage.

Sorti de prison en 1982, M. Chowieri a participé à la création d’un empire familial qui allait inclure jusqu’à une cinquantaine d’entités commerciales différentes, précise le document de la GRC. Très actif dans l’immobilier en Outaouais, il a commencé à acquérir des résidences pour personnes âgées, notamment la Résidence de l’Île, à Gatineau, achetée à la fin des années 80.

Dès 1992, la GRC a ouvert une troisième enquête criminelle sur l’homme d’affaires.

À l’époque, les policiers de la Division des produits de la criminalité le soupçonnaient d’être un important trafiquant de drogue de la région de la capitale fédérale, ainsi qu’un blanchisseur d’argent qui recyclait les fonds de plusieurs membres du crime organisé à travers ses entreprises. Samir Chowieri avait été placé sur écoute électronique avec l’accord d’un juge.

« Les transactions menées à travers un certain nombre de corporations contrôlées par Samir Chowieri représentent un exemple classique de stratagème de blanchiment. »

— L’enquêteur David Wilson, dans sa déclaration sous serment

Plusieurs informateurs avaient donné des détails aux policiers sur l’implication de l’homme d’affaires dans le trafic de cocaïne et de haschisch. Un informateur jugé digne de confiance, dont l’identité est protégée dans les documents policiers, avait toutefois confié aux enquêteurs que le trafic de drogue n’était pas la principale source de revenus illicite de M. Chowieri.

« La principale source de revenus pour Chowieri, selon cet informateur, est les paiements qu’il reçoit de la mafia pour blanchir l’argent du crime organisé », lit-on dans le document.

Dans le cadre de l’opération d’écoute électronique, les policiers avaient entendu le frère de Samir Chowieri et un autre membre de la famille discuter de l’arrestation d’un trafiquant de drogue, au siège social de l’entreprise familiale.

Selon eux, le trafiquant « flashait » trop sa richesse avec des biens de luxe ostentatoires. « Le flash, c’est mort. C’est l’argent qui est roi », avait lancé l’un des interlocuteurs, qui disait vouloir vendre sa Jaguar pour passer sous le radar dans la foulée de cette arrestation.

Lorsque la GRC avait exécuté son mandat de perquisition, en 1994, le quotidien Le Droit, qui dispose d’un solide réseau d’informateurs dans la région, avait confirmé que l’une des transactions faisant l’objet d’une enquête en matière de blanchiment d’argent était l’achat de la Résidence de l’Île, qui est encore aujourd’hui détenue par la famille Chowieri.

Aucune accusation de recyclage des produits de la criminalité n’a finalement été portée, mais la GRC a fourni de l’aide à Revenu Canada, qui menait sa propre enquête sur les affaires de la famille à l’époque. Le document obtenu par La Presse précise que c’est François Deschênes, un jeune policier, qui avait fourni au fisc du matériel d’intérêt sur la famille. M. Deschênes est aujourd’hui commandant de la GRC pour tout le territoire du Québec.

Infractions fiscales et « magouille »

En 2002, Samir Chowieri a ainsi écopé d’une amende de 125 000 $ pour des infractions aux lois fiscales. La preuve a démontré qu’il inscrivait dans les dépenses de son entreprise toutes sortes de dépenses personnelles, notamment des travaux à sa résidence privée et des réparations sur sa Rolls-Royce. Cette entourloupette lui permettait de bénéficier d’exemptions auxquelles il n’aurait pas dû avoir droit.

Plus récemment, M. Chowieri s’est impliqué dans le projet de l’hôtel Château Cartier, de Gatineau, aux côtés de Rhéal Dallaire, une relation de la mafia de Montréal, qui a déjà lui-même été condamné pour fraude.

En 2008, le juge de la Cour supérieure Martin Bédard a statué dans un jugement sur une requête civile que Chowieri avait participé à une « magouille » dans le cadre de la déroute de l’hôtel, pour éviter de rembourser une hypothèque détenue par la Société de développement industriel du Québec.

Rhéal Dallaire est un collaborateur de longue date de Samir Chowieri, déjà identifié comme un de ses « proches associés » dans la déclaration de la GRC datée de 1994. L’an dernier, un incendie criminel a détruit la résidence de M. Dallaire.

La Presse a tenté à plusieurs reprises d’obtenir les commentaires de Samir Chowieri depuis vendredi dernier, sans succès. Mardi, malgré une demande à un de ses porte-parole, Groupe Katasa n’a pas voulu discuter de ses antécédents.

— Avec William Leclerc, Daniel Renaud et Tommy Chouinard, La Presse

CHSLD Herron

Un bras de fer de plusieurs jours

Des documents judiciaires obtenus par La Presse lèvent le voile sur le bras de fer de plusieurs jours survenu entre la direction du CHSLD Herron et les autorités sanitaires.

La situation au CHSLD Herron a continué de se détériorer « de façon dramatique » plusieurs jours après l’intervention d’urgence des équipes du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, le 29 mars, parce que la direction de l’établissement a « retenu de l’information » durant près de deux semaines, selon des documents obtenus par La Presse.

La Presse a mis la main sur deux mises en demeure envoyées aux propriétaires du CHSLD Herron par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal les 5 et 8 avril, ainsi que sur l’ordonnance signée par la directrice régionale de santé publique de Montréal autorisant une intervention musclée dans la résidence pour aînés. Les documents lèvent le voile sur le bras de fer qui a eu lieu entre le gouvernement et les propriétaires de l’endroit où 31 personnes sont mortes depuis le 13 mars, et permettent d’établir une certaine chronologie des événements.

« Notre client comptait sur votre collaboration et celle de votre équipe afin de mettre tout en œuvre pour limiter la contamination. Malheureusement, malgré le fait que vous prétendez offrir votre collaboration, notre client constate qu’au lieu de s’améliorer, la situation se détériore de façon dramatique, à plusieurs niveaux », lit-on dans une première mise en demeure, datée du 5 avril, adressée à Samantha Chowieri, fille du propriétaire, et au Groupe Katasa, à qui appartient le foyer.

Ce que disent les documents, c’est que plusieurs jours après que ses équipes sont débarquées en catastrophe, le CIUSSS n’avait toujours pas accès à des informations de base. 

On parle ici des numéros de téléphone des employés, du nom, des numéros de dossier, du numéro de chambre des résidants et des coordonnées de leur famille, ainsi que de la liste des fournisseurs de services du CHSLD. La direction aurait même refusé de fournir un double des clés.

Cela même après que la directrice régionale de santé publique de Montréal eut émis une ordonnance écrite en vertu de la Loi sur la santé publique, mesure exceptionnelle, demandant que le CIUSSS assure la gestion de l’endroit.

Voici la chronologie des événements, telle qu’établie dans les mises en demeure et l’ordonnance de la Santé publique.

29 mars. Le CIUSSS avise le CHSLD Herron qu’il a le mandat de la ministre de la Santé « d’intervenir auprès de votre résidence ». « Il avait à ce moment été constaté de nombreuses problématiques, notamment, le manque de personnel, le manque d’équipement de protection individuel et le non-respect flagrant des règles visant à éviter la propagation des infections, plus particulièrement de la COVID-19 ».

3 avril. La Santé publique de Montréal reçoit un signalement officiel du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal « concernant une situation problématique compromettant la santé et la sécurité des résidants du CHSLD ».

« Le signalement mentionne une déficience au niveau de l’alimentation et de l’hydratation des résidants, l’absence de mesures de protection et de distanciation dans le contexte de la pandémie de COVID-19 ainsi qu’une insuffisance de ressources humaines pour assurer les soins et la sécurité des résidants. »

5 avril. Le CIUSSS, par la voix de ses avocats, met en demeure les responsables du CHSLD Herron.

Une semaine après la première intervention, on tente toujours d’obtenir les horaires de travail pour identifier le personnel, la liste de rappel des employés ainsi que leurs numéros de téléphone et les coordonnées pour les contacter, la liste des fournisseurs de services du CHSLD et la liste des résidants avec leur numéro de dossier, leur numéro de chambre, de même que les numéros de téléphone et les coordonnées pour joindre leur famille. Le CIUSSS exige aussi un double des clés.

« La situation est actuellement préoccupante et doit être corrigée immédiatement », lit-on.

Concernant les informations sur les employés, La Presse a consulté un courriel envoyé par la responsable médicale du CIUSSS à Samantha Chowieri, le 5 avril, à 1 h 01 du matin, pour lui demander la liste des employés et leurs numéros de téléphone.

« Nous vous demandons de collaborer à l’enquête de santé publique […]. La situation à la Maison Herron est très préoccupante et commande une action urgente de votre part. Nous nous attendons à votre collaboration pour la transmission des coordonnées de tous les employés ayant travaillé à la Maison Herron du 14 mars 2020 au 4 avril 2020 », a écrit par courriel la responsable.

À midi, le même jour, Mme Chowieri répondait à la demande en envoyant trois documents contenant la liste des employés, leurs coordonnées et les résultats des tests de COVID-19 lorsque applicable, a pu constater La Presse.

« Cette liste a été préparée rapidement afin de répondre dans les délais prescrits. N’hésitez pas à communiquer avec moi, si vous avez des questions, vérifications, ou autres », écrit Mme Chowieri dans sa réponse.

7 avril. La directrice régionale de santé publique, Mylène Drouin, signe une ordonnance pour que le CIUSSS prenne officiellement le contrôle de la résidence. « Nous sommes d’avis qu’il existe une menace réelle à la santé des résidants du CHSLD et qu’il y a urgence de mettre en place les mesures nécessaires pour remédier à cette situation. »

8 avril. Au lendemain de l’ordonnance de la directrice régionale de santé publique, le CIUSSS envoie une seconde mise en demeure. « Vous n’avez donné suite à aucune des demandes formulées dans la lettre du 5 avril. De plus, nous sommes informés du fait que la situation dénoncée ne s’est aucunement améliorée au CHSLD Herron », écrivent les avocats.

« Vous ne collaborez pas avec notre client en ne l’informant pas du personnel qui sera présent, ce qui l’empêche de prévoir des ressources en nombre suffisant pour assurer la sécurité des résidants. […] Il semble que vous avez au surplus indiqué à une agence de personnel que vous n’assumeriez pas les frais pour le personnel qui pourrait être requis d’elle de sorte que ce fournisseur refuse d’assigner du personnel à votre CHSLD. »

11 avril. Lors de son point de presse quotidien, le premier ministre François Legault a annoncé avoir placé la résidence sous tutelle. Il a affirmé que le CIUSSS n’avait eu accès aux dossiers qu’à 20 h, le 10 avril. Selon M. Legault, c’est à ce moment que les autorités ont appris la mort de 31 pensionnaires.

Les propriétaires assurent avoir collaboré dans la mesure du possible, notamment concernant les horaires.

« C’est impossible de donner un horaire qui ne changera pas. Je crois que cette demande est ridicule. On est en manque de ressources et à chaque quart de travail, on espère que les employés vont entrer. On est pris sur le téléphone pour trouver du monde. Depuis le début, on partage l’horaire avec eux, chaque jour. »

— Katherine Chowieri, copropriétaire et gestionnaire, selon qui le Groupe Katasa n’a pas agi de mauvaise foi avec le CIUSSS

« On n’est pas 100 % parfaits. Aucun centre ne l’est, dit Mme Chowieri. On a fait appel à Mme McVey [Lynne McVey, présidente-directrice générale du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal], parce qu’on voyait un manque de communication. On voulait faire un plan pour voir où on s’en allait avec tout ça. Tout le monde était à gauche et à droite. On voulait prendre le temps de s’asseoir 30, 40 minutes pour avancer dans le même sens, pour aller dans le même but. On n’a toujours pas eu de rencontre. »

La demande de rencontre est en effet récurrente depuis le 30 mars dans les échanges consultés par La Presse.

Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal a décliné notre demande d’entrevue parce que des enquêtes de la police, de la Santé publique et d’une coroner sont en cours. La direction dit « collaborer pleinement avec les autorités ».

CHSLD Herron

Le Collège des médecins pourrait aussi enquêter

La Presse a appris mardi que le Collège des médecins du Québec analyse présentement la possibilité de faire lui aussi enquête sur les événements survenus au CHSLD Herron. « Préoccupé », le Collège s’intéresse particulièrement à la qualité des soins donnés par des médecins dans cet établissement.

En temps normal, le Bureau du syndic du Collège des médecins peut lancer une enquête « uniquement s’il reçoit un signalement lui indiquant qu’un médecin n’aurait pas respecté ses obligations déontologiques, explique la porte-parole du Collège, Leslie Labranche. En l’absence d’un tel signalement, le Bureau du syndic n’a pas le pouvoir d’ouvrir une enquête sur un médecin en particulier ».

Mais la situation au CHSLD Herron a interpellé le Collège des médecins à un point tel que l’organisme « analyse actuellement la possibilité d’utiliser les articles 16 à 18 de la Loi médicale afin de faire le point sur la qualité des soins de santé dispensés par des médecins au CHSLD Herron ». Cette disposition légale permettrait au conseil d’administration du Collège de nommer un enquêteur disposant de pouvoirs pour faire la lumière sur les évènements, explique le secrétaire du Collège des médecins, le Dr Yves Robert. L’enquête ne ciblerait pas un médecin, mais bien une situation.

Plusieurs questions

Le Dr Robert affirme que ce type d’enquête a été utilisé à plusieurs reprises dans le passé. Par exemple, le Collège des médecins avait mené une enquête en 2010-2011 sur les erreurs diagnostiques lors de lectures de mammographies. Plus de 22 000 mammographies avaient été relues. Conjointement avec l’Ordre des infirmières, une enquête avait aussi été menée au département de psychiatrie de l’hôpital de Saint-Jérôme en 2011.

Au CHSLD Herron, plusieurs questions pourraient être analysées. Y avait-il une couverture médicale suffisante ? Comment ont été faits les constats de décès ? Y a-t-il eu des situations de négligence dans les trois dernières semaines, et les médecins présents les ont-ils déclarées ? C’est le conseil d’administration du Collège, lors d’une réunion prévue dans une semaine et demie, qui déterminera si une enquête aura lieu ou non.

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