L’assemblée désassemblée
Nous allons au théâtre pour toutes sortes de raisons. Pour nous assembler, nous rassembler, nous mirer, nous retrouver et parfois nous perdre. Nous allons au théâtre pour diverses raisons, mais nous n’y allons pas tous avec les mêmes attentes, la même sensibilité, la même expérience de vie ni avec le même bagage.
Prenez L’assemblée, la nouvelle production du Théâtre Porte Parole, les maîtres du théâtre documentaire montréalais. Nous étions plusieurs de la section des Arts de La Presse à lever la main pour assister à la première de la pièce, mercredi à Espace Go. Nous avions tous nos raisons et nos motivations.
Pour ma part, je suis le parcours d’Annabel Soutar, fondatrice du Théâtre Porte Parole, depuis plus de 15 ans. J’ai vu pratiquement toutes ses productions et parfois trois fois plutôt qu’une, comme dans le cas de J’aime Hydro, magnifique interrogation que nous livre Christine Beaulieu sur ce fleuron du Québec moderne.
Je savais que L’assemblée était née d’une tempête : celle déclenchée par Fredy, une production retraçant les évènements entourant la mort du jeune Fredy Villanueva. La pièce a été vivement contestée par la famille qui, au départ, avait pourtant donné son aval et avait même participé à son élaboration.
J’étais curieuse de voir ce que la bande d’Annabel aurait à dire sur la polarisation, thème central d’une pièce qui réunit quatre actrices qui reprennent les échanges qu’ont eus quatre vraies femmes choisies par la bande à Annabel il y a plusieurs mois.
Au théâtre, mon corps me trahit. J’entends par cela que dès que je commence à perdre intérêt dans ce qui se trame sur scène, mon corps me le signale brutalement. Je cogne des clous, j’ai des fourmis dans les jambes, je change de position toutes les deux minutes, je trépigne d’ennui. Rien de tout cela ne m’est arrivé pendant la représentation de L’assemblée.
Scotchée à mon siège, captivée par la partie très polarisée de ping-pong politique et émotif que se livraient les quatre actrices incarnant chacune un archétype et le discours qui l’accompagne, je ne me suis pas ennuyée une seule minute.
Mieux encore : pendant une heure et demie, je me suis par moments projetée dans Yara (Nora Guerch), la jeune Libano-Québécoise rebelle qui se sent plus acceptée par la communauté anglo-montréalaise que par les francophones. Je me suis retrouvée dans Isabelle (Pascale Bussières), la Française cérébrale et psychorigide née à Chambly, et dans Riham (Christina Tannous), jeune musulmane voilée qui vit dans la peur et dans le rejet.
Quant à Josée Rivard (Amélie Grenier), cette blogueuse de souche qui a déjà fricoté avec La Meute et d’autres groupes extrémistes et qui a inondé le web de ses coups de gueule tapageurs contre l’Islam, le gouvernement et les médias, je l’ai trouvée un brin sympathique. Du moins plus que dans le documentaire Troller les trolls, où ses réponses aux questions de Pénélope McQuade étaient d’une vacuité narcissique sans nom. Mais au théâtre, autour de cette table ovale dominée par des écrans, sa bonne humeur et sa candeur m’ont fait temporairement oublier l’imbécilité crasse de ses vidéos. Est-ce que le personnage de Josée a été volontairement édulcoré et banalisé par Porte Parole pour nous la rendre plus acceptable ? Certains semblent le croire. Ce n’est pas mon cas. À mes yeux, ce n’est pas Porte Parole qui a cherché à réhabiliter Josée. C’est Josée elle-même.
Puisqu’elle savait que ses propos étaient destinés à un public allergique à l’extrémisme, j’ai l’impression que Josée s’est elle-même retenue et autocensurée afin de donner une meilleure image d’elle-même aux abonnés d’Espace Go.
Aurait-il fallu l’écarter du débat puisqu’elle incarne à elle seule une islamophobie assez toxique, merci ? Non, au contraire. Il fallait que Josée soit autour de la table. En revanche, il aurait été opportun, sinon nécessaire, d’inviter à ses côtés une Québécoise de souche modérée et progressiste. Josée ne peut pas, à elle seule, être le visage du Québec profond ou même du Québec francophone tout court.
De la même manière, pourquoi est-ce que la seule des quatre femmes qui manie la langue française avec élégance est une Française ? Est-ce à dire que les Québécoises massacrent systématiquement leur langue et sont incapables de tenir un discours clair et cohérent ?
Annabel et sa bande ont voulu mettre en scène le dialogue de sourds qui sévit présentement chez nous au sujet de l’Islam, de l’immigration, de l’intégration et de l’identité culturelle et religieuse, de toutes ces questions qui polarisent et divisent les Québécois en groupes hostiles campés dans leurs positions et refusant d’en sortir.
Le fait de voir cette polarisation exposée en trois dimensions sur scène est en soi pertinent. C’est une invitation à prendre du recul et à assister au spectacle de notre propre désassemblement. Et à mes yeux, c’est un exercice qui ne peut être qu’utile et éclairant.
Il reste que L’assemblée ne pourra jamais faire l’unanimité. Parce qu’autour de la table ovale, il manquera toujours quelqu’un. Pour moi, c’est cette Québécoise de souche structurée et cultivée qui parle la langue de Bernard Landry. Pour l’autre, ce sera l’Haïtienne, ou l’autochtone, la trans ou la musulmane non voilée. L’assemblée ne sera jamais complète ni parfaite, ce qui, en y pensant bien, est peut-être sa plus grande leçon.