Que les Français se déniaisent

Magalie Lépine-Blondeau parlait récemment chez Marie-Louise Arsenault de son malaise de voir l’excellente série La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé doublée en France sur Canal+ et comme elle, je me suis dit : « On double la même langue ! »

« Mais enfin, qu’est-ce qui t’as pris putain de merde ? Bordel de merde ! » Ce sont deux phrases – je n’invente rien – tirées de la version doublée en France de la série de Xavier Dolan, dialoguiste de grand talent, dont on ampute ici la musique du verbe et la poésie vernaculaire québécoise. Des caractéristiques essentielles de son œuvre.

C’est comme si on remplaçait la musique de John Williams dans les films de Lucas ou de Spielberg par du Satie ou du Ravel. Ou qu’on diffusait les films d’Almodovar en noir et blanc. C’est une atteinte à l’intégrité de l’œuvre. Et une insulte au français parlé au Québec. Coudonc, qu’est-ce qui leur a pris, christ ? Calice du tabernacle ! comme on dit dans les grands espaces polaires des Cantons-de-l’Est.

Je comprends qu’en France, où le taux d’unilinguisme frôle les 40 %, les versions françaises de séries télé et de films soient très populaires. L’industrie du doublage y est florissante et bien protégée (toute version doublée doit avoir été réalisée en France). Mais le français du Québec ne saurait d’aucune manière être considéré comme une langue étrangère en France.

Les Français ont le loisir de voir Laurier Gaudreault en version sous-titrée sur Canal+. Et on les comprend de le faire. Il reste que le simple fait qu’une version doublée de l’adaptation de la pièce de Michel Marc Bouchard existe est un non-sens.

On parle la même langue. Déniaiser en France veut dire la même chose qu’au Québec. Que les Français se déniaisent. Qu’ils fassent un minimum d’efforts pour comprendre certaines particularités liées à nos régionalismes.

Aurait-on idée de doubler à Hollywood The Banshees of Inisherin ou Aftersun pour le public nord-américain, sous prétexte que certaines expressions irlandaises ou écossaises sont moins connues à Edmonton ou à Tucson ?

Si je suis capable de faire l’effort de comprendre les expressions d’un personnage de fiction français, qu’il soit jeune ou vieux, originaire de Sarcelles ou de Marseille, un Français peut sans peine comprendre les dialogues d’une série de Xavier Dolan sans doublage. Remplacer les mots d’église québécois par des insultes sexistes françaises me semble à la portée du plus passif des téléspectateurs.

Il est d’autant plus incompréhensible que Laurier Gaudreault ait été doublé que Dolan a connu des succès populaires en France avec des films qui ont attiré plus d’un million de spectateurs. Et à ce que je sache, le français de Mommy n’est pas plus châtié ni plus parisien que celui de Laurier Gaudreault. Les Français ont eu le temps, depuis Le déclin de l’empire américain, de se faire l’oreille à notre accent.

Évidemment que le rayonnement international du français parlé à Paris est plus grand que celui du français parlé à Montréal. Mais l’argument du français normatif ou standardisé calqué sur celui d’une soi-disant métropole culturelle est dépassé et surfait. La majorité des francophones dans le monde vit en Afrique.

La francophonie, ce n’est pas une métropole qui impose son idiome partout dans le monde, sans réciprocité. C’est une relation de donnant-donnant. Le français, ce n’est pas une langue stagnante qui n’évolue plus depuis Molière.

Elle s’est enrichie d’expressions et de mots italiens, espagnols, allemands ou encore anglais (je sais, je sais, vade retro satana). Elle est aussi colorée que la poésie d’Aimé Césaire et les chansons de P’tit Belliveau.

Lorsque je bute sur un mot d’argot ou de verlan, ou sur un régionalisme, en regardant une série ou un film français, je fais quelque chose de révolutionnaire : je consulte un dictionnaire. Ça prend cinq secondes en ligne.

C’est ce que je me disais en regardant la très comique satire politico-sociale réalisée, scénarisée et mettant en vedette Jean-Pascal Zadi, En place, sur Netflix. Je n’ai pas compris d’emblée toutes les expressions du personnage incarné par Zadi, Stéphane Blé, un animateur de centre pour jeunes de la banlieue parisienne qui devient presque à son corps défendant le premier candidat noir à l’élection présidentielle française.

Zadi pose un regard tranchant sur les manipulations politiques et médiatiques, les jeux de coulisse, les manigances, les coups bas, les hypocrisies. Ainsi que sur les inégalités, le racisme, le classisme, les préjugés inconscients, les discriminations et le leurre de la méritocratie. Avec son humour tantôt bon enfant, tantôt puéril, tantôt caustique.

Les acteurs de sa série ont des origines maghrébines, subsahariennes, antillaises, belges, françaises. Certains parlent la langue de la bourgeoisie ou de la bureaucratie, d’autres la langue de la rue et des cités, d’autres encore celles du bled, de la campagne française ou africaine.

Ils se comprennent, malgré les clivages culturels, malgré leurs différences d’âge, malgré le spectre de leurs accents, dans leur langue commune : le français. S’ils avaient tous été doublés dans un français « de France », les téléspectateurs français auraient très certainement trouvé ça ridicule. Pourquoi en serait-il autrement avec une série québécoise ? Tabernacle.

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