Covid-19

La tragédie brésilienne

Ici, on sauve des riches. Au Brésil, la bataille contre le Covid se livre au prix fort. Avec plus de 350 000 morts, le deuxième pays le plus endeuillé après les États-Unis fait face à une flambée de contaminations. À São Paulo, la capitale économique, le nombre de décès a doublé en un mois : lits, oxygène, sédatifs, personnel, tout manque… pour certains plus que pour d’autres. La pandémie exacerbe les lignes de fracture de cette mégapole de 12 millions d’habitants où cohabitent misère et grandes fortunes.

Sous le masque à oxygène, la vieille dame a rehaussé ses lèvres pâles d’un trait de rouge. La maladie lui a ôté l’appétit, mais pas l’envie de se faire jolie pour ses deux enfants, autorisés à lui rendre une brève visite dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital Albert-Einstein, où elle a été admise il y a deux semaines dans un état grave.

Les médecins craignent que son corps épuisé ne puisse résister longtemps. « Non, maman, tu ne vas pas mourir », la rassure sa fille qui, de sa main gantée de plastique, caresse doucement sa joue parcheminée. Elle tente de faire diversion, pour refouler les larmes qui montent : « Regarde, maman, tu es une star ! Les journalistes viennent de France pour te rencontrer. » Sa mère esquisse un faible sourire. Elle adore Paris, les macarons et Lisieux, où elle s’est rendue en pèlerinage. La statue de sainte Thérèse l’accompagne jusque dans sa chambre d’hôpital. Au-dessus, un tableau indique son état médical. Plus surprenant : la colonne où les familles peuvent noter leur degré de satisfaction. À l’hôpital Einstein, le patient est roi et les services proposés sont dignes d’un hôtel 5 étoiles.

Situé dans le sud de São Paulo, dans le quartier chic de Morumbi, une enclave de belles demeures et de jardins foisonnants, cet établissement de santé privé est considéré comme le meilleur du continent sud-américain. Il a accueilli entre ses murs de verre des icônes nationales, tels le footballeur Pelé et divers présidents… C’est ici que Jair Bolsonaro a choisi d’être opéré après l’attaque au couteau dont il a été victime en 2018. Ce « covido-sceptique » y a effectué un deuxième passage après avoir contracté le virus. Ici, également, qu’a été détecté le patient zéro du Brésil, un homme d’affaires d’une soixantaine d’années tombé malade après un séjour en Lombardie.

Refuge de l’élite, l’hôpital dispose d’un service voiturier, d’une piste d’hélicoptère, de plusieurs restaurants et de bureaux de compagnies d’assurances aux allures de banques. Mais sa fierté, c’est la salle de contrôle équipée d’ordinateurs, qui permet de surveiller en temps réel les constantes de chaque patient, affichées sur un écran géant. Les équipes s’y relaient 24 heures sur 24. En cas de problème, une fenêtre rouge apparaît et le personnel est aussitôt alerté. L’excellence a un coût : jusqu’à 1 500 euros la journée d’hospitalisation.

L’ascenseur qui grimpe dans les étages offre une vue imprenable sur l’immense favela de Paraisopolis, îlot de tôles et de misère poussé entre des bouquets de gratte-ciel. São Paulo, terre de contrastes où cohabitent ultra-pauvres et ultra-riches. Le virus a creusé de façon abyssale le fossé qui sépare les deux extrêmes de la société. Dans le ciel bas tournoient des hélicoptères. Habituellement utilisés pour éviter les embouteillages monstrueux, ils se révèlent, en ces temps de pandémie, un moyen de déplacement commode. Retranchée dans des condominiums transformés en forteresses de luxe, la bourgeoisie locale cherche des expédients à la crise sanitaire qui ravage le pays. Certains sont allés se faire vacciner aux États-Unis en passant par le Mexique ; d’autres convoitent des doses acquises via des groupes privés, hors du programme national de vaccination. Beaucoup misent sur les hôpitaux privés, inaccessibles à l’immense majorité de la population, alors que le système de santé s’écroule sous l’explosion du nombre de patients.

Les plus fortunés affluent de toutes les régions en avions privés médicalisés. Comme cette femme de 58 ans, originaire de l’État de Goias, dans le centre du pays. Elle est arrivée inconsciente la nuit précédente, aussitôt placée sous assistance cardio-respiratoire – une technique de pointe appelée Ecmo, considérée comme le traitement de la dernière chance. Autour de son lit, une quinzaine de soignants s’activent dans un silence grave, gestes mesurés et visages fermés. Soudain, une sirène retentit, suivie de bips stridents : ses constantes vitales chutent. L’hémorragie interne se propage. Transférée en urgence au bloc opératoire, elle sera sauvée in extremis.

A l’hôpital Einstein, les chances de survie des patients intubés sont de 60 %. Elles chutent à moins de 20 % dans le secteur public, laminé par des coupes budgétaires. Ici, les couloirs de marbre débordent de blouses blanches, roses, vertes. L’ensemble du personnel a déjà reçu ses deux doses de vaccin. Depuis la première vague, des urgences à la pédiatrie, tous ont été formés aux soins de réanimation. Dans l’aile où ont été rassemblés les cas graves de Covid, on compte une infirmière par patient. Un ratio qui laisse songeur. En France, il est en moyenne d’une pour trois. Pas de portes qui claquent, de personnel qui craque. Mais si la tragédie semble bien ordonnée, elle n’en reste pas moins terrible. Dans l’unité Covid, les 160 lits sont presque tous occupés. Avec l’arrivée massive du variant amazonien, le P1, plus contagieux et plus agressif, le taux de mortalité a augmenté de 10 % dans le service de réanimation. On y dénombre davantage de malades quadragénaires, sportifs, sans antécédents médicaux.

Le plus jeune d’entre eux, âgé de 31 ans, se nomme Victor Barbiéri. Lui sait depuis longtemps devoir compter avec une santé fragile. Atteint d’une maladie congénitale, il attend une greffe de cœur depuis deux ans. Il venait de grimper en tête de l’interminable liste des receveurs quand il a été contaminé, probablement lors d’un séjour à l’hôpital. Il en est à son dix-septième jour sous assistance cardio-respiratoire. En dépit de la machine, le jeune homme paraît à bout de souffle. Chaque mot prononcé est une souffrance. Pourtant, Victor tient à évoquer lui-même son histoire. Entre deux suffocations, il explique que le cœur qui lui était destiné a été donné à un autre. Lui était devenu trop faible pour supporter une transplantation.

Marcella Santa Rossa, brune gracile de 35 ans, s’apprête à quitter l’établissement après un long séjour dont vingt jours de coma. Elle berce un nourrisson endormi, arborant cet air à la fois émerveillé et incrédule des jeunes mères. Ce geste simple relève du miracle. Enceinte de trente semaines, elle s’est réveillée un matin percluse de douleurs intenses à la tête et à la poitrine. Son état se dégrade d’heure en heure. Parvenue à l’hôpital, elle n’arrive plus à respirer. « Le médecin m’a prévenue : “Dans trente minutes, je fais une césarienne et on vous intube !” J’étais paniquée. Avec mon mari, nous avons choisi le prénom en deux minutes dans la salle d’opération. Ensuite, on m’a endormie. » L’homme assistera à la naissance de son fils derrière une vitre. Puis il rentrera chez lui, emportant l’image de sa femme et de leur nouveau-né bardés de tuyaux. Le pire moment, se souvient Marcella, fut le réveil. « Mon test PCR demeurait positif. J’étais consciente, mais je ne pouvais pas voir mon bébé. » Elle devra patienter vingt-deux jours avant de le prendre dans ses bras.

Le virus a pénétré le pays par sa population la plus aisée, celle qui peut s’offrir des voyages à l’étranger et bénéficier des meilleurs soins. La première victime officiellement recensée était, en revanche, une domestique de Rio de Janeiro, contaminée par son employeur. Symbole dévastateur. « Ce virus n’a rien de démocratique : les riches ont moins de risques de l’attraper et plus de chances de survie », martèle Drauzio Varella, oncologue brésilien star, qui résume l’absurdité de la situation par une volée de questions simples : comment les 35 millions d’habitants sans accès à l’eau potable sont-ils censés se laver régulièrement les mains ? Comment s’isoler quand on s’entasse dans des logements de quelques mètres carrés ? Qui, dans ces bidonvilles où l’espérance de vie atteint rarement 65 ans, peut prétendre à un vaccin ? Le médecin estime que, à travers cette pandémie hors de contrôle, le pays paie le prix des monstrueuses inégalités sociales dont il s’est accommodé comme d’une donnée naturelle. Et prévient : « Le coût sera dramatique. »

Au cimetière Vila Formosa, on enterre à la chaîne, jusqu’à 22 heures : 420 cadavres en une seule soirée

« Hiroshima brésilien », « pire tragédie nationale », les scientifiques n’ont plus de mots pour alerter sur l’ampleur de la catastrophe. L’horreur dépasse les scénarios les plus pessimistes. On ne se prépare plus au pire, il est là. Dans certains États, le nombre de décès excède celui des naissances ; du jamais-vu dans l’histoire du pays. Récemment, un funeste record a été battu : 4 000 morts par jour ! Des chiffres si énormes qu’ils deviennent irréels. On ne perçoit plus, derrière, les vies fauchées et les familles brisées. Pour tenir la cadence infernale, la préfecture de São Paulo vient d’autoriser le cimetière de Vila Formosa, le plus vaste d’Amérique latine, en banlieue nord de la mégapole, à rester ouvert jusqu’à 22 heures. Des fossoyeurs en habits de cosmonautes creusent des trous sans relâche, chaque jour un peu plus loin. On y enterre les cadavres à la chaîne, à la lueur blafarde des pylônes électriques. Jusqu’à 420 en une seule soirée.

« L’année dernière, à la même époque, je clamais à longueur d’interviews que le Brésil en aurait bientôt fini avec le Covid, se flagelle le virologue Atila Iamarino. Avec notre système de santé reconnu, notre expérience de la gestion d’épidémies, tels Zika ou la grippe H1N1, je ne pouvais imaginer que nous deviendrions l’épicentre de la crise et les parias du monde ! » Entre-temps, le président Jair Bolsonaro, qui a commencé par qualifier le virus de « petite grippe », s’est opposé au port du masque, au confinement, à la distanciation physique et aux vaccins, assurant que ceux qui y avaient recours se transformeraient en crocodiles.

Docteur Gustavo Janot : « Chaque semaine on découvre des variants de variants. En mutant, ils deviennent résistants. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’un d’eux n’échappe à la vaccination »

Une stratégie kamikaze dont le docteur Gustavo Janot, médecin réanimateur à l’hôpital Einstein, mesure les effets désastreux. « On a beau travailler comme des fous, se désespère-t-il, on a l’impression que ça n’en finira jamais. La libre circulation du virus nous fait découvrir chaque semaine des variants de variants : en mutant, ils deviennent de plus en plus résistants. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’un d’eux n’échappe à la vaccination. » Depuis la première vague, l’hôpital Einstein a augmenté sa capacité d’accueil de 600 à 800lits, en réaménageant des salles de réunion et des aires de repos.

Mais le mois dernier, pour la première fois, il a dû refuser des patients. Trente étaient placés sur liste d’attente. La nouvelle a provoqué une onde de choc dans le monde feutré des privilégiés, angoissés à l’idée que les portes de leur ultime refuge se referment. Depuis quelques jours, la situation est sous contrôle. La direction a poussé les murs. Les opérations non urgentes ont même repris, alors que les courbes de l’épidémie s’affolent partout ailleurs. La responsable des opérations a prévu de réquisitionner une partie de la maternité en cas de « catastrophe absolue ». Ce plan d’urgence ne concerne cependant pas les malades en état critique qui emplissent les établissements publics, où les services de réanimation sont pourtant saturés.

La barre des 4 000 morts par jour a été franchie

Le docteur Miguel Nicolelis, ancien coordinateur du Comité scientifique contre la pandémie, s’est longtemps battu pour imposer un décret national visant à réquisitionner les établissements privés. Il a fini par démissionner en février dernier, épuisé de prêcher dans le désert. Dans l’État de São Paulo, le gouverneur s’y est opposé alors que 500 patients sont morts faute de lits disponibles. « Il ne veut pas se mettre à dos la bourgeoisie, une part importante de son électorat », dénonce le neuroscientifique, qui fustige cette « médecine du profit » et ces « docteurs millionnaires » qui ont oublié leur vocation.

Dans la majorité des hôpitaux privés, les patients qui ne disposent pas d’une assurance doivent verser une caution de 30 000 reals – l’équivalent de 4 500 euros – avant d’être admis en unité de soins intensifs. Contrairement au dicton, la vie, au Brésil, a un prix : il est 27 fois supérieur au salaire minimum.

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