Comment survivre à une tempête médiatique ?

Tout comme la professeure de l’Université d’Ottawa, ils se sont retrouvés au cœur d’une tempête médiatique, que certains ont vécue comme une agression. Si le premier réflexe peut être de se réfugier dans une forêt très profonde sans WiFi le temps que ça passe, ce n’est pas aussi simple et les séquelles peuvent être ressenties longtemps.

Daniel Weinstock

« Pendant cinq jours, mon nom était partout »

Pour Daniel Weinstock, professeur de philosophie à l’Université McGill, la tempête a duré cinq jours. Top chrono.

Pendant cinq jours, preuve de l’intensité de la controverse, c’est devenu « l’affaire Weinstock ».

Tout est parti d’une chronique dans laquelle il a été montré du doigt à tort comme étant favorable à l’excision, cette mutilation génitale pratiquée sur les petites filles dans certains pays. C’était faux, mais avant que sa réputation soit rétablie, il a eu le temps d’être désinvité d’un forum auquel l’avait convié Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation.

« Pendant cinq jours, sur Twitter, dans les journaux, à la télévision, à la radio, dans les caricatures, mon nom était partout. »

Daniel Weinstock est un habitué des débats publics. Aux côtés d’autres intellectuels, il a notamment participé aux travaux de la commission Bouchard-Taylor.

Mais là, c’est tout seul, en tant que Daniel Weinstock, qu’il était livré en pâture sur toutes les tribunes.

Quelles séquelles ?

Quand la déferlante s’est abattue sur la professeure de l’Université d’Ottawa, Daniel Weinstock s’est dit que trop de monde déjà avait donné sa petite opinion. Qu’ajouter la sienne ne donnerait rien, même s’il était plein de compassion pour ce qu’elle vivait.

Mais après quelques jours de recul, il se demande si un psy ne verrait pas dans son repli les séquelles de cette « affaire Weinstock ». « Recevoir tant de bêtises, c’est extrêmement lourd et inconsciemment, j’avoue que j’ai peut-être préféré éviter tout cela. »

Plus encore, il n’est plus certain que sa voix puisse encore traverser le mur de la haine des réseaux sociaux, qu’elle puisse encore être entendue.

« Je me demande si, dans l’état actuel des choses, le mieux à faire n’est pas finalement de me concentrer sur mes travaux universitaires plutôt que de me jeter dans la gueule du loup d’un débat public qui, de nos jours, a si tôt fait de tourner en procès d’intention. »

— Daniel Weinstock, professeur de philosophie à l’Université McGill

Heureusement pour lui, sa carrière était établie et sa renommée le protégeait beaucoup plus, à son avis, que sa jeune consœur de l’Université d’Ottawa.

Plus encore, sa tempête médiatique a été très circonscrite dans le temps. « L’affaire Weinstock » a été balayée par quelque chose de gros, de beaucoup plus gros : la COVID-19, dont le cycle médiatique bat des records. Huit mois de couverture sans discontinuer.

« À cause de la pandémie, j’ai l’impression que ce qui m’est arrivé remonte à très très loin, à une autre vie. »

Quand il y repense, il se souvient de toute la haine, de ce ciel qui lui est tombé sur la tête sans prévenir. Mais il se souvient aussi du beau. Du très beau.

« Ma vie continuait et j’avais donc des étudiants qui venaient me voir, dans mon bureau. Un jour, le téléphone sonnait et sonnait sans cesse, mais je ne répondais plus. Mon assistante est venue me voir, me disant que cet appel-là, je devrais le prendre. C’était un juriste de haut vol, que je n’avais que croisé dans ma vie, qui avait pris la peine de me dire que j’avais tout son respect. »

Betty Bonifassi

« Je pense encore à quitter le Canada »

« Ma vie a été détruite par la controverse », lance Betty Bonifassi.

En 2018, son nom figurait sur la marquise du Théâtre du Nouveau Monde, à côté de celui de Robert Lepage.

On connaît la suite. Le spectacle SLĀV, qui traitait d’esclavage, a vite été annulé par le Festival international de jazz de Montréal en raison de la controverse raciale qu’il suscitait.

Accusés d’appropriation culturelle, ses créateurs ont été vilipendés par certains qui jugeaient que les artistes noirs étaient trop peu nombreux dans la distribution.

Pendant des nuits, Mme Bonifassi dit ne pas avoir dormi. Comme la professeure d’Ottawa, ses coordonnées personnelles ont été dévoilées sur la place publique.

« Deux ans plus tard, il y a des périodes où je sens que j’ai été violée sur la place publique et que personne n’a bougé. Il y a des périodes où j’ai encore peur. »

— Betty Bonifassi, chanteuse

Elle dit en conserver des séquelles psychologiques et physiques « qui durent encore aujourd’hui ».

Économiques, aussi. Dès lors, celle qui interprétait la chanson-thème des Triplettes de Belleville, qui a eu une nomination aux Oscars, n’a plus été sollicitée. « J’ai pensé, je pense encore à quitter le Canada, car je ne peux plus travailler ici. »

Même que des artistes ont menacé d’annuler leur présence si Betty Bonifassi était à l’affiche d’un festival organisé par Martha Wainwright, qui l’avait invitée après la controverse.

Ce qu’elle a subi, dit-elle aujourd’hui, « c’est ce qui arrivait il y a 100 ans quand les rumeurs partaient dans le village et que des gens étaient isolés encore des années plus tard ».

« Dans la même mouvance »

Ceux qui ont eu la peau de SLĀV, dit-elle, ce sont « des universitaires de l’Université McGill et de Concordia » qui sont dans la même mouvance que ces jeunes qui sont montés aux barricades contre la professeure de l’Université d’Ottawa.

Si elle insiste pour dire qu’elle désapprouve l’emploi du fameux mot et qu’en raison de cela, elle ne peut pas être solidaire de la professeure de l’Université d’Ottawa, elle juge qu’aucune des deux n’aurait dû se retrouver dans une situation « où l’on a eu peur pour nos vies, pour notre sécurité, pour notre maison ».

Face à ces jeunes qui se soulèvent, elle dit n’avoir qu’une envie, celle d’agir envers eux comme la mère qu’elle est dans la vie. « Je l’entends, cette jeunesse, je l’accepte. J’ai envie de l’inviter à s’asseoir pour qu’on discute ensemble des sujets qui la blessent. »

« Il faut que cette jeunesse soit davantage dans l’explication. »

Heidi Rathjen

« Il faut prendre au sérieux les menaces »

Étudiante à Polytechnique lors de la tuerie de 1989, Heidi Rathjen a consacré une grande partie des dernières années à militer sur la place publique pour un meilleur contrôle des armes à feu.

Elle et les membres de PolySeSouvient n’ont pas été exposés à une seule tempête de messages haineux. Pour eux, c’est le tsunami, sur une base régulière. La cause qu’elle-même et d’autres témoins et victimes de tueries de masse défendent les expose tout particulièrement, aussi a-t-elle indiqué pouvoir très peu se livrer à ce sujet pour des raisons que l’on peut deviner.

« En tant qu’organisme, PolySeSouvient a opté pour une approche sur les réseaux sociaux qui se limite à des constats ou des reportages médiatiques, plutôt que des opinions. Tout au plus allons-nous réafficher l’opinion des autres. »

« Nous avons vite constaté qu’il ne fallait pas s’engager dans des débats. Nous évitons soigneusement les prises de bec et les allers-retours, notamment avec les trolls pro-armes. »

— Heidi Rathjen, coordonnatrice de PolySeSouvient

« C’est dommage, car ce serait beaucoup plus intéressant d’échanger de temps en temps avec nos adversaires pour débattre certains sujets pointus dans le respect. Mais c’est impossible. À chacune de nos interventions, une armée de trolls nous attaque. Curieusement, nos adversaires semblent beaucoup plus résolus à attaquer et insulter ceux qui appuient le contrôle des armes que de faire valoir leurs positions auprès des décideurs politiques. »

« C’est ironique, car un des objectifs de tout ce harcèlement est de nous intimider au point où on abandonnerait notre lutte. Or, cela a l’effet contraire : plusieurs de ces attaques me motivent davantage encore pour que les armes à feu soient enfin mieux contrôlées. »

Ne rien « minimiser »

Même si cela dure depuis des années, Mme Rathjen ne se sent pas apte à donner des conseils à ceux qui subissent pareil traitement. « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il faut prendre au sérieux les menaces de violence. Ne pas les minimiser, jamais. »

Car selon Mme Rathjen, il est presque impossible de faire la différence « entre les attaques frivoles et les vraies menaces », comme celle contre Justin Trudeau, cet été, quand un intrus lourdement armé a fait irruption à Rideau Hall.

C’est là « l’une des raisons pour lesquelles il faut circonscrire l’accès et la puissance des armes à feu pour l’ensemble de la population ».

Elsie Lefebvre

« Pendant longtemps, tu restes sur tes gardes »

« Je pense que j’ai eu un genre de syndrome de la femme battue pendant longtemps. »

C’était en 2005. Alors députée péquiste, Elsie Lefebvre, qui était dans la jeune vingtaine, se lève à l’Assemblée nationale et demande si la femme de Jean Charest, qui était bénévole à la Croix-Rouge, a pu chercher à influencer le gouvernement qui s’apprêtait à revoir le financement d’organismes caritatifs.

Piqué au vif, Jean Charest laisse tomber un mot, à voix basse. Chienne ? A-t-il vraiment dit « chienne » ? Oui, il l’avait dit.

« Ma question m’avait été inspirée par un reportage de Radio-Canada, que j’avais pris soin de citer. N’empêche, avec tout ce que cela suscitait, je me suis remise en cause, alors que ça n’avait pas lieu d’être. C’était un enjeu d’intérêt public. »

« Au début, je lisais tous les courriels qui entraient. Mes collaborateurs ont fini par me convaincre d’arrêter ça. Il y en avait des centaines, des milliers ! Même Janette Bertrand a volé à mon secours ! »

— Elsie Lefebvre, ancienne députée péquiste

Comme c’est souvent le cas lors de ces controverses, « il y avait deux camps, aux opinions très tranchées ».

« Tout ça se passe très vite. Rapidement, tu te retrouves à la une des journaux et à faire une conférence de presse où tu sais très bien que tu dois vraiment maîtriser tes émotions. Parce que ce que je voulais, c’est que l’affaire s’éteigne et pas d’en rajouter. »

Des excuses

Jean Charest a fini par lui présenter des excuses du bout des lèvres, non sans ajouter qu’elle-même en devait à sa femme qui, disait-il, s’était toujours tenue loin des feux de la rampe.

« J’ai eu la chance d’être très bien entourée, bien appuyée par mes collègues et par plein de gens. Mais pendant longtemps, tu restes sur tes gardes parce que tu n’as vraiment pas envie d’être replongée dans une autre controverse. La question “le jeu en vaut-il la chandelle ?” te trotte longtemps dans la tête. »

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