CHRONIQUE

L’hôpital psychiatrique à ciel ouvert

C’était l’hiver dernier, devant le magasin La Baie. Un immense bonhomme marchait vers l’est en insultant tous les passants à coups de « fucking » ci et de « fucking » ça.

Il portait des bermudas.

Il faisait - 15.

De toute évidence un cas de psychiatrie.

FFWD deux saisons et une pandémie plus tard. Je suis rue Sainte-Catherine, coin Crescent, il y a deux semaines. J’attends pour traverser. Je lève les yeux et un type immense traverse la rue. Il se dirige vers moi.

Je le reconnais tout de suite. C’est le type en bermudas qui hurlait devant le La Baie, l’hiver dernier.

Il se plante devant moi.

« You grabbed my fucking ass. »

Traduction : tu m’as pogné le cul.

Ai-je besoin de préciser ici que je ne lui avais rien pogné du tout ?

Je suis resté calme.

« I did not grab your ass.

– Yes you did.

– Non, tu fais erreur. »

Le gars m’a contourné puis il a poursuivi son chemin.

J’ai traversé la rue et je me suis dit ce que je me dis plusieurs fois par semaine, depuis plusieurs années : cette ville est un hôpital psychiatrique à ciel ouvert.

***

Samedi, avec Janie Gosselin, j’ai raconté l’histoire de Josée-Anne Choquette, 34 ans, attaquée par un schizophrène en psychose le 13 février dernier à sa sortie de la station de métro Beaubien. Une attaque gratuite. La police a fait des liens : c’était la troisième attaque du genre à survenir en peu de temps dans le Plateau et dans Rosemont.

Comme tout le monde, j’ai été consterné par la nouvelle qu’un type vargeait sur des femmes au hasard dans les rues de la ville. J’ai bien sûr souhaité qu’il soit arrêté rapidement.

Une photo du suspect a été diffusée par la police, celle d’un gars se battant avec un ennemi imaginaire sur le quai du métro Beaubien. On me reprochera de faire du profilage, je l’assume : sur la photo, on voyait tout de suite qu’il était malade, un autre psychiatrisé à la dérive dans cette ville qui en compte Dieu sait combien.

Il a été rapidement arrêté après la diffusion de sa photo. Son nom : Simon Coupal Gagnon. On a su son histoire plus tard : sans-abri, schizophrène, séjour en prison pour séquestration. Samedi, sa victime du 13 février s’est révélée dans La Presse : Josée-Anne Choquette.

En voyant la photo de Coupal Gagnon sur le quai du métro, une de mes collègues l’a reconnu, fin février. L’homme, m’a-t-elle dit, courait d’un bout à l’autre de la rame du métro dans laquelle elle était assise, traversant les wagons. Ça s’était passé récemment. Apeurée, elle avait décidé de sortir du wagon.

J’ai eu, juste avant la pandémie, une longue conversation par Facebook avec quelqu’un de l’entourage de Coupal Gagnon ; cette personne m’a raconté l’enfance difficile, la maladie mentale, la rue il y a cinq ans, le début du naufrage. Et l’entourage qui, petit à petit, lâche prise, pour ne pas couler avec lui. Classique.

Coupal Gagnon avait récemment fait un séjour en prison pour séquestration d’une ex-blonde. Il était alors manifestement malade. En prison, bien sûr, on ne lui a offert aucun traitement, juste des barreaux.

Ils sont combien comme lui ?

***

Un hôpital psychiatrique à ciel ouvert. C’est Montréal, actuellement, c’est le centre-ville et sa périphérie. Des âmes errantes, à la dérive. On les dit itinérants, ils le sont ; ils sont souvent d’abord et avant tout malades.

On sait ce qui pousse à la rue, la plupart du temps : une désorganisation de l’individu causée par le cocktail maladie mentale et toxicomanie. Et un manque de logements adaptés pour ces personnes-là. Le camping sauvage sur le bord de Notre-Dame, ces jours-ci, est un symptôme d’un mal profond.

Combien sont-ils ?

On l’ignore. Il y a des décomptes, forcément imprécis, forcément incomplets.

J’ose dire ceci : ils sont de plus en plus nombreux. Quand je suis arrivé à Montréal, il y a 20 ans, ils n’étaient pas aussi nombreux, ils étaient confinés aux abords des refuges du Vieux-Montréal.

J’ignore combien ils sont.

Mais je sais deux choses.

Un, c’est un scandale que des personnes soient laissées ainsi à la dérive, sans soins, sans supervision, sans toit, sans rien. C’est un scandale humain.

Deux, moins on va s’occuper des malades mentaux qui errent dans l’hôpital psychiatrique à ciel ouvert qu’est Montréal, plus on risque d’assister à des interactions tragiques comme celle qui a mis Simon Coupal Gagnon dans l’angle mort de Josée-Anne Choquette.

***

Où est Simon Coupal Gagnon, six mois après avoir agressé trois femmes, trois mois après avoir été déclaré non criminellement responsable parce qu’il était en proie à une psychose ?

On ne le sait pas. Josée-Anne l’ignore. C’est confidentiel.

Même l’avocat de Simon Coupal Gagnon ne le sait pas, écrivais-je dans La Presse, samedi. L’avocat a été incapable de le retrouver quand Josée-Anne a demandé au tribunal la levée de l’interdit de publication de son identité (Coupal Gagnon a légalement le droit de s’y opposer)…

La Commission d’examen des troubles mentaux a envoyé à Josée-Anne Choquette quelques documents désincarnés qui montrent que Coupal Gagnon doit habiter à un endroit approuvé par l’Hôpital juif, se conformer aux recommandations de son équipe traitante, ne pas prendre de drogue, garder la paix et se soumettre à des dépistages de drogue.

Josée-Anne Choquette sait que son agresseur est libre. Et elle aurait une certaine quiétude d’esprit si elle savait à peu près où il est. Pas son adresse exacte. Mais juste savoir qu’il n’habite pas Rosemont, son quartier, ça lui donnerait une quiétude d’esprit : « Juste savoir que je ne risque pas de le croiser, ça me rassurerait. »

Sauf que Josée-Anne ne sait pas, ne peut pas savoir où Simon Coupal Gagnon habite.

***

Lundi, une lectrice de La Presse m’a écrit, deux jours après ma chronique sur Josée-Anne Choquette : elle dit avoir vu Coupal Gagnon dans le métro ce jour-là, à 14 h, il quêtait de l’argent aux passagers : « Je l’ai reconnu, m’a assuré la lectrice : il ne portait pas de masque… »

Où Josée-Anne a-t-elle été attaquée en février ? En sortant du métro Beaubien, dans son quartier.

Où ma lectrice a-t-elle croisé Coupal Gagnon, lundi ?

Entre les stations Jean-Talon et Beaubien.

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