Chronique

Deux frères dans le froid

Comme on me l’avait dit, les jumeaux étaient là, sur le terrain de la bibliothèque. Chacun assis à sa table de pique-nique. Brayan et Dilan Yambo sont identiques, leurs ordinateurs portables aussi.

La bibliothèque municipale est fermée aux visiteurs – COVID-19 oblige –, mais le WiFi de la bibliothèque fonctionne. C’est pour ça qu’ils sont assis là, pour le WiFi gratuit qui sort des murs de la bibliothèque.

On m’avait dit : chaque matin les jumeaux sont là, à étudier dans le froid matinal, avec leurs tuques, vous devriez aller leur parler, monsieur le Chroniqueur. Il était donc 8 h 30 mardi quand je me suis pointé sur le terrain de la bibliothèque, rue Hochelaga, loin dans l’Est. Et en effet, il faisait froid, il devait faire 10-11 degrés, pas plus.

« Au début, plus tôt en septembre, c’était chaud, c’était correct, m’a dit Brayan, tuque des Blue Jays sur la tête. Mais récemment, c’est de plus en plus froid, surtout le matin. Mais je n’ai pas le choix, il faut que j’étudie… »

Mardi matin, c’était le genre de froid tout à fait tolérable quand on marche, quand on promène le chien, quand on fait du jogging…

Mais un froid qui devient frette en chien quand on est assis à l’ombre et qu’on suit un cours en ligne.

Ça tombait bien, Brayan pouvait me parler : son cours de 8 h 10 avait été annulé. Pas loin, le dos contre le mur de la bibliothèque, son frère Dilan était, lui, intensément concentré sur l’écran, captivé par un cours en ligne.

« Au début, m’a dit Brayan, on est quand même bien. Mais plus le temps passe, plus on a froid. Après 30 minutes, ça devient dur de se concentrer… »

J’ai demandé à Brayan combien d’épaisseurs de vêtements il portait, à l’instant même. Il a commencé à compter, en touchant ses pelures d’oignon, camisole, t-shirt, coton ouaté…

« Quatre, cinq, six… Oui, six. »

Je prenais des notes. Je ne tremblais pas de froid, mais c’était loin d’être confortable. De la condensation s’échappait de la bouche de Brayan quand il parlait.

« Tu fais tous tes cours ici ?

– Tous mes cours, oui, m’a-t-il répondu. Avec la pandémie, tous les cours sont à distance.

– Et les examens ?

– Les examens aussi. J’ai fait mon examen de chimie ici. Ça n’a pas été facile de me concentrer, je tremblais.

– Ça a bien été quand même ?

– Oui, j’ai eu 100 %. »

Brayan et Dilan ont 17 ans, c’est leur première session au cégep, en sciences de la nature. Ils veulent tous deux travailler en santé, un jour. Ils vivent une rentrée en non-présentiel, pour parler comme un gestionnaire, loin de la vie trépidante du cégep… Loin du WiFi gratuit. Ils sont donc ici tous les matins depuis la fin d’août et certains après-midi, aussi. L’internet est aussi essentiel pour les études que l’eau pour les poissons.

Dilan m’a appelé après son cours. Il m’a expliqué le froid, il m’a décrit la concentration qui s’érode au fil des minutes, parce que le corps finit par ne plus pouvoir ignorer le froid, engourdi.

« As-tu eu des examens ?

– Oui.

– Tu as eu des bonnes notes ?

– J’ai eu 96 % en calcul différentiel, mais 77 % en chimie… Je vais me rattraper ! La première heure, ça va, je n’ai pas trop froid. Mais les examens durent une heure et demie… »

Les jumeaux Yambo ont 17 ans. Ils étudient et ils dansent, aussi, vous les avez peut-être aperçus dans la deuxième saison de Révolution, à TVA. Ce froid québécois qui s’installe, ils ne le connaissaient pas il y a huit ans quand ils habitaient le Congo : Winnie, leur mère, a mis le cap sur le Québec, la grande aventure de l’immigration. Elle est désormais préposée aux bénéficiaires.

Les deux frères ont des téléphones intelligents, mais pas de forfaits de téléphonie ou de données : ils branchent donc leurs téléphones aux réseaux WiFi, tout comme leurs ordis. Ils avaient le WiFi à la maison cet été, mais c’était le signal d’un fournisseur pas fiable : l’internet lâchait à tout bout de champ…

« Ça lâchait pendant mes cours, se souvient Dilan. Je me suis dit : et si ça lâche pendant un examen, je fais quoi ? Alors on a commencé à venir ici, et ma mère a mis fin à l’abonnement internet… »

Mais le froid québécois a commencé à s’installer… Et les garçons ont dit à leur mère que ça ne pouvait pas durer, que l’automne allait devenir implacable et qu’en hiver, ce ne serait tout simplement pas possible de continuer à étudier… Et d’avoir des 100 % et des 96 % aux examens.

Et Winnie a donc appelé Vidéotron. L’internet sera installé chez les Yambo le 29 septembre.

Il leur reste quelques jours à étudier le calcul différentiel, la chimie, la philo, la physique et la littérature dans le froid de l’ombre de la bibliothèque municipale de la rue Hochelaga.

« Comment vous avez convaincu votre mère d’avoir l’internet ?

– Dès qu’on parle d’études, répond Dilan avec un grand sourire, notre mère, elle est prête à tout ! Notre mère veut tout nous donner pour qu’on réussisse… »

Aucune inquiétude pour vous, Brayan et Dilan. Et n’oubliez pas d’embrasser votre maman de temps en temps, les mamans, c’est la vie.

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