Les bouchers de laboratoire

Singapour devient le premier pays à autoriser la commercialisation de la viande de laboratoire

Depuis des milliers d’années, les humains doivent tuer des animaux pour manger de la viande. Toutefois, au sein de la république de Singapour, ce n’est plus le cas ! La viande synthétique devient légale dans la cité-État. L’agence alimentaire de Singapour a approuvé les pépites de poulet d’une société de San Francisco appelée Eat Just, connue pour sa viande de laboratoire. Nous assistons à une première mondiale, selon l’agence. Des experts en science alimentaire, en toxicologie, en nutrition, en épidémiologie et dans d’autres domaines ont jugé le produit sans danger pour la consommation humaine. Bref, les fermes, les abattoirs et les agriculteurs cèdent leur place à des techniciens et des laboratoires.

À Singapour, le poulet de culture cellulaire, désormais produit localement, sera vendu sous la marque GOOD Meat. La plupart des produits se retrouveront sur le menu des restaurants. Le processus commence par l’isolement cellulaire, où les cellules proviennent d’un animal vivant. Les cellules cultivées sont ensuite transférées dans un bioréacteur, appareil semblable à un mélangeur. On y ajoute un mélange de protéines, d’acides aminés, de minéraux, de sucres, de sels et d’autres nutriments. Lorsque le mélange atteint une densité satisfaisante, on récolte le produit.

Intrigant mais simple. Le processus peut permettre à n’importe qui de concevoir l’aliment carné parfait.

Pourquoi ne pas produire du poulet ou du porc riche en fer avec toutes les vitamines nécessaires, même dans votre propre cuisine ? Tout devient possible maintenant.

Il y a environ sept ans, fabriquer 150 grammes de viande en laboratoire coûtait près de 300 000 $. Comme la science évolue rapidement, ce même morceau de viande coûte à peine 5 $ à produire maintenant. Les pépites de poulet à Singapour coûteront le même prix que le poulet naturel.

Moment propice

Le choix du moment ne relève pas du hasard. Compte tenu de ce qui s’est passé dans les abattoirs du monde occidental au cours de la première vague de la pandémie, provoquant plusieurs fermetures d’usines, des vulnérabilités et des perturbations dans la chaîne d’approvisionnement, il semble que ces problèmes puissent être évités avec des substituts de viande produits en laboratoire. Cela devient particulièrement intéressant pour les secteurs de l’élevage bovin et porcin, qui font toujours face à des arrérages causés par les fermetures d’usines au printemps et à l’été 2020. Les producteurs de porc du Québec ont dû vendre plus de 95 000 porcs aux États-Unis au cours des dernières semaines pour atténuer certaines pressions sur les stocks. Et que dire du gaspillage à la ferme, le déversement du lait, l’euthanasie de poules et de cochons durant la crise ? Des scénarios inacceptables pour plusieurs citadins.

Pour en rajouter, la salubrité des aliments et les nombreux rappels pour le bétail pourraient également être évités. Des millions de kilos de viande possiblement contaminée ont été jetés lors du plus grand rappel de l’histoire au Canada, chez XL Foods en 2012. La listériose a tué 22 Canadiens qui avaient mangé de la charcuterie provenant d’une trancheuse à viande de Maple Leaf mal entretenue. Du point de vue de la sécurité alimentaire et de la chaîne d’approvisionnement, la transformation de la viande de façon traditionnelle présente de nombreux risques.

Mais la viande de culture reste un concept relativement nouveau. Comment évaluer les risques d’un produit alimentaire entièrement fabriqué dans un environnement synthétique pouvant entraîner un nombre important d’obstacles réglementaires. La question de savoir si ces produits doivent être étiquetés ou non est également matière à débat. Le Canada n’a pas encore choisi l’approche à utiliser pour ces produits, mais la Food and Drug Administration des États-Unis l’a fait. De puissants groupes de pression soutiennent ces produits et influent sur les États-Unis, ce qui rend plus forte la probabilité de légaliser la viande de culture. Une fois cette approbation obtenue aux États-Unis, le Canada emboîtera le pas assez rapidement.

Curieusement, les fondements de la nourriture semblent aller dans deux directions opposées. D’une part, l’effort pour promouvoir des aliments locaux, naturels et frais est plus grand que jamais, au beau milieu d’une pandémie. Les gens veulent manger des produits cultivés localement et cuisiner de la vraie nourriture. D’autre part, l’afflux de nouveaux investisseurs aux idées différentes dans l’espace agroalimentaire a mis le secteur sur une tangente très différente avec des valeurs différentes.

Ces dernières années, certaines personnes tentent de remodeler nos systèmes alimentaires en s’attaquant à diverses lacunes inhérentes au secteur.

L’industrie de la viande a été critiquée pour son impact sur les changements climatiques. Si certaines critiques sont très discutables, les militants pour les droits des animaux mettent en lumière des problèmes liés à la production animale et au traitement éthique du bétail. Les aspirations bucoliques et authentiques de l’agriculture se trouvent en contradiction avec les vues urbaines sur la façon dont l’agriculture devrait procéder pour rester irréprochable. Deux visions qui s’affrontent.

Dans un récent sondage, à peine 22 % des Canadiens se disent prêts à essayer la viande synthétique. Au Canada cependant, la plupart d’entre nous ont grandi avec l’idée que nos approvisionnements en viande dureraient éternellement. Dans des pays comme Singapour, où la souveraineté alimentaire représente un réel défi, la viande de culture représente un problème sérieux. La cité-État souhaite produire 30 % de sa viande consommée au niveau national, et des laboratoires fourniront assurément les fermes dont le pays a besoin pour ce faire. Avec ces technologies, nous pourrions peut-être rêver de fournir aux pays en développement des sources abordables de protéines animales.

Une fois que tous les risques seront pleinement évalués, les arguments en faveur de la viande de laboratoire deviendront indéniablement solides. Voir ces produits vendus au Canada n’est qu’une question de temps. Donc, si nos agriculteurs ont été menacés par la révolution des protéines végétales ces dernières années, ils n’ont encore rien vu.

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