La guerre des mots
Ottawa — La « convention moderne » veut que Justin Trudeau présente sa démission si les conservateurs remportent le plus grand nombre de sièges lundi prochain. C’est à tout le moins ce qu’a plaidé hier son rival Andrew Scheer. Le premier ministre sortant ne veut pas se prononcer. Les néo-démocrates et les verts s’insurgent. Les experts tempèrent.
« La convention dans notre histoire moderne, c’est que le parti avec le plus de sièges peut former un gouvernement. L’autre chose qui est claire est qu’un premier ministre qui sort d’une élection avec moins de sièges qu’un autre parti démissionne. Ça, c’est une convention moderne aussi », a lancé le chef conservateur à Brampton, en Ontario.
Son lieutenant québécois, Alain Rayes, abonde dans le même sens. « Là-dessus, je suis catégorique. C’est le parti qui gagne le plus de sièges [qui forme le gouvernement]. Je pense que la population serait offusquée de savoir que quelqu’un essaie de contourner les règles », a-t-il dit en entrevue avec La Presse.
L’ouvrage La procédure et les usages de la Chambre des communes stipule que « si aucun parti ne détient la majorité, le gouvernement défait peut choisir de rester en poste jusqu’à ce qu’il soit renversé suivant un vote de confiance à la Chambre, ou il peut démissionner ».
Le chef libéral, qui passait une deuxième journée d’affilée au Québec pour galvaniser des troupes un peu sonnées par la progression du Bloc québécois dans les intentions de vote, n’a pas voulu lever le voile sur ses intentions si un tel scénario se concrétisait.
« Je me concentre sur l’élection d’un gouvernement progressiste. »
— Justin Trudeau, chef du Parti libéral
En 2015, alors qu’il tentait de déloger Stephen Harper, il avait épousé la position que ce dernier avait adoptée à l’époque de la crise de 2008 – celle que promeut maintenant Andrew Scheer. « Oui, c’est comme cela que ça s’est toujours passé […] Quiconque récolte le plus grand nombre de sièges a la première chance de gouverner », avait-il dit à CBC.
Néo-démocrates et verts en désaccord
La sortie d’Andrew Scheer a inspiré des commentaires cinglants à la leader du Parti vert, Elizabeth May. « C’est absolument faux, ce qu’il dit. Il devrait faire des études en science politique. La convention, c’est que le premier ministre a le droit d’essayer de former un gouvernement et d’obtenir la confiance de la Chambre », a-t-elle tonné.
« Il tente de convaincre la population du Canada de quelque chose qui n’est pas vrai », a-t-elle ajouté en entrevue avec La Presse.
Le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique (NPD), Alexandre Boulerice, a abondé dans le même sens. « Je trouve ça assez bizarre qu’un ancien président de la Chambre des communes invente une convention comme ça », a-t-il laissé tomber en entrevue avec La Presse, hier.
« C’est comme s’il essayait de jouer avec l’opinion publique en disant : “Ben voyons, c’est sûr que ça devrait être moi le premier ministre si les conservateurs avaient l’avantage des sièges.” Je pense qu’il essaie de se placer dans une position avantageuse au cas où ce scénario se concrétiserait », a-t-il suggéré.
Sa formation est ouverte au fait de travailler avec les libéraux, mais pas avec les conservateurs. Et contrairement à ce qu’a affirmé Andrew Scheer, il n’y aurait pas de négociations en coulisse pour s’assurer que des néo-démocrates siègent au Cabinet.
« Nos conditions sont sur les enjeux. Pas sur des postes de ministre. »
— Alexandre Boulerice, chef adjoint du NPD
Au Parti libéral, si on ne se prononce pas sur l’éventualité d’une alliance avec le NPD, c’est pour une raison stratégique. « On ne veut pas faire “fliper” des votes vers le NPD alors qu’il reste encore quatre jours pour faire sortir le vote libéral », a exposé hier à La Presse une source au parti.
Au Bloc québécois, le chef Yves-François Blanchet a signifié qu’il donnerait son appui à la pièce à un gouvernement minoritaire, qu’il soit libéral ou conservateur. Sur les ondes de Radio-Canada, hier, il a affirmé qu’« évidemment » il n’hésiterait pas à faire tomber un gouvernement dont le discours du Trône irait à l’encontre des demandes du Québec.
Qu’en pensent les constitutionnalistes ?
Ces jours-ci, à Ottawa, on dépoussière les Rolodex pour retrouver les experts qui, dans les années 2000, alors que les gouvernements minoritaires se succédaient au fédéral (2004, 2006, 2008), étaient appelés à intervenir régulièrement sur la question.
Le professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal Stéphane Beaulac était de ceux-là. Et il estime que le droit constitutionnel a beaucoup évolué depuis une décennie, notamment à la suite de récentes décisions de la Cour suprême dans le dossier du Brexit.
« M. Scheer n’a ni raison ni tort. Il s’essaie ; il veut sortir de la position traditionnelle qui donne au premier ministre sortant la chance de former le gouvernement. Et il n’a pas tort de le faire. Parce qu’on est en terrain de convention constitutionnelle ; c’est donc non juridique », a-t-il fait valoir en entrevue avec La Presse.
Spécialiste du système de Westminster, le professeur Philippe Lagassé est du même avis. « C’est une tradition. D’habitude, on la suit, mais dans certaines circonstances, on peut la mettre de côté, a-t-il soulevé. La vraie convention, c’est la confiance de la Chambre. »
Une Chambre dont la composition demeure hautement imprévisible à quatre jours du jour J.
Quelques cas de figure
En 1979, Pierre Elliott Trudeau a démissionné après que les progressistes-conservateurs de Joe Clark eurent remporté le plus grand nombre de sièges. Il a finalement fait son retour quand le gouvernement minoritaire a été renversé. Plus récemment, en 2006, le premier ministre sortant libéral Paul Martin a jeté l’éponge après avoir été battu par les conservateurs de Stephen Harper. Là encore, il s’agissait d’une minorité parlementaire.
Sur la scène provinciale, on recense deux cas de figure récents. Au Nouveau-Brunswick, l’an dernier, le premier ministre Brian Gallant a essayé de gouverner même s’il avait fait élire un député de moins que son rival conservateur, Blaine Higgs. Son gouvernement a été défait lors du vote sur le discours du Trône. En Colombie-Britannique, Christy Clark a tenté de faire la même chose, mais ce fut aussi un échec : les néo-démocrates et les verts ont fait front commun et la première ministre sortante a perdu la confiance de l’Assemblée.
— Mélanie Marquis, La Presse
Et en cas de match nul ?
Et si les libéraux et les conservateurs récoltaient le même nombre de sièges ? Cette éventualité, bien réelle quoique peu probable, frappe l’imagination. Or, elle aurait en substance le même effet qu’une courte victoire d’un parti.
Tout dépend, en fait, de la volonté du premier ministre de démissionner ou non après le scrutin.
Dans le cas d’une égalité de sièges, voire d’une défaite serrée, « Justin Trudeau n’aurait aucun intérêt à démissionner », estime Jean-François Godbout, professeur titulaire de science politique à l’Université de Montréal.
En 1925, le premier ministre Mackenzie King et le Parti libéral ont perdu les élections aux mains du Parti conservateur, qui n’avait toutefois pu obtenir la majorité. King a refusé de démissionner et, avec l’appui du Parti progressiste, il est demeuré à la tête du pays.
Six mois plus tard, à la suite d’un scandale politique qui a érodé la confiance de ses alliés, King a demandé au gouverneur général, lord Byng, de dissoudre la Chambre et de provoquer des élections.
Ce dernier a refusé et a demandé au Parti conservateur de tenter de former un gouvernement… qui a été défait en Chambre après quelques jours. Byng a finalement consenti à déclencher des élections, qui ont été remportées par les libéraux de Mackenzie King, cette fois avec un mandat majoritaire.
« C’est la même chose aujourd’hui : aller voir Julie Payette et aller en élections vite, ça peut jouer pour un parti comme ça peut jouer contre lui », conclut Jean-François Godbout.
— Simon-Olivier Lorange, La Presse