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Renoir peignait encore à 78 ans, les mains tordues par l’arthrite. Victor Hugo a entrepris son dernier roman à 70 ans. À 73 ans, Hergé réfléchissait toujours à son ultime Tintin. Les artistes planifient-ils leur retraite ? La Presse a rencontré trois créateurs québécois pour en discuter. Cette semaine, Zïlon.

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Les bas de Zïlon

Renoir peignait encore à 78 ans, les mains tordues par l’arthrite. Victor Hugo a entrepris son dernier roman à 70 ans. À 73 ans, Hergé réfléchissait toujours à son ultime Tintin. Les artistes planifient-ils leur retraite ? La Presse a rencontré trois créateurs québécois pour en discuter. Cette semaine, Zïlon.

« Un artiste, ici au Québec ou à Montréal, ce n’est pas toujours dans le fortuné, commence-t-il. C’est un peu plus dans le fauché. »

Les yeux gris métal, comme ses cheveux et sa barbe. Les sourcils froncés comme sur ses toiles. Ses dessins tatoués sur les bras.

Zïlon parle comme les automatistes peignaient : un flux continu, plein de couleurs et de fureur, le regard fixé sur le vide, donc tourné vers l’intérieur.

« Être artiste, c’est des hauts et des bas, poursuit-il. Ce n’est pas pour rien que je prends des pilules antianxiété. »

« Il y a des moments où on vend beaucoup – on s’entend, assez pour survivre – et il y a des moments où on ne vend rien. Pendant deux ou trois ans, il n’y a rien qui se passe. Tu es en train de bouffer tes économies, d’avoir une hémorragie, financièrement. »

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L’entretien a lieu dans l’appartement de Pierre Marc DesJardins et de France Cantin – il est son agent actuel, elle l’avait précédé et lui avait confié le délicat dossier avant de changer de métier.

Car l’explosif Zïlon n’a ni le pinceau ni la langue dans sa poche.

Il aime les éclats de lumière et de voix, les traits de crayon et d’esprit, mélanges grinçants d’humour et d’amertume. Beaucoup de jeunes créateurs contemporains sont « des milléniaux du marketing, lance-t-il. Ils savent quoi faire ». Les artistes émergents ? « Moi, j’émerge du lit tous les matins. Je dois être un émergent, moi aussi. »

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Zïlon est né à Montréal en 1956 et a grandi à Laval, dans un milieu fermé à l’art, sous la férule d’un père alcoolique.

« Mes parents n’ont jamais encouragé ce que je voulais devenir. Je recevais même physiquement des coups. On me punissait assez sévèrement. J’ai vécu underground même chez mes parents. Il fallait que je cache mes dessins parce que mon père détruisait tout ce que je faisais. »

— Zïlon

Jeune apprenti électricien, il avait été chargé de tracer sur les murs de plâtre le passage des fils et la position des commutateurs. « Je faisais des dessins et ils pognaient les nerfs. »

Il a déversé cette irrépressible marée créatrice sur les murs des ruelles de Montréal, à grandes giclées de peinture en aérosol.

« Je suis un artiste autodidacte. Il y a quelque chose d’inné. C’était ma survie. C’était le chemin que je devais prendre pour ne pas devenir un junkie. »

À la fin des années 70, il mêle musique et dessins dans les performances éclatées de la mouvance punk. « Je suis, disons, le doyen de l’art urbain », formule-t-il.

Il expose ses premières toiles à la fin des années 80. Rapidement, les expositions s’enchaînent : il en comptera plus d’une cinquantaine, y compris à New York, à Paris et à Tokyo.

Mais à 62 ans, en dépit de sa réputation, ou peut-être à cause de sa réputation, rien n’est acquis.

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Le présent

« Je me suis fait tellement voler par l’un puis par l’autre. »

Volé par les promesses déçues, explique-t-il. « C’est ça qui me tue. »

Il fait confiance, croit sur parole, met l’espoir en banque.

« Et toi dans ta tête, automatiquement, tu es en train de calculer ce que tu peux acheter, ta location d’appartement, ta bouffe… »

Mais le projet avorte, la promesse se révèle sans provisions.

Il n’a pas de voiture et vit dans un appartement de trois pièces, dont l’une tient lieu d’atelier.

Il désigne une de ses toiles au mur, deux visages anguleux ombrés de bleu nuit. Dans un angle se dresse un mannequin de femme, laqué de blanc, sur lequel il a tracé des visages à coups de traits noirs – un hybride de statuaire grecque et d’art africain.

« Ces personnages-là, ce sont mes amis. C’est mes reflets, mon journal intime. Et je dois vendre. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui soit charmé, il faut que ça parle à quelqu’un. »

À lespacs.com, un particulier demande 3900 $ pour une toile monochrome réalisée en 1990, de 4 pi sur 6 pi. Négociable, précise-t-on.

« Dans les galeries, ils te prennent 50 %. Tu vends une œuvre 200 $, tu reçois 100 $. Il y a des galeries à Montréal qui prennent même 75 %. »

Heureusement, des collaborations apportent de l’eau et du bouillonnement au moulin.

En 2013, il a créé trois grands panneaux pour un lancement de Givenchy à Paris : « J’ai trouvé ça merveilleux. »

En 2016, une installation intitulée Apocalypse Disco pour le Centre Diane-Dufresne de Repentigny a été « quelque chose de merveilleux ».

Il a contribué en 2018 aux décors du jeu vidéo Far Cry d’Ubisoft, dans un projet « qui a été merveilleux ».

Merveilleux trois fois, coup sur coup : la passion bouillonne toujours, au plus profond de lui-même, et ne demande qu’à faire éruption.

« Ubisoft, ce qui est intéressant, c’est que mon œuvre est injectée à l’intérieur du jeu et c’est mondial, c’est planétaire. On va voir mon travail ailleurs. »

— Zïlon

Puis vient le bémol.

« Ça ne veut pas dire que je suis payé pour cette envergure-là. On fait un contrat et on achète tous mes droits. »

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Le contrat avec Ubisoft lui permet de rouler encore un peu, comme s’il utilisait la réserve d’essence sur une moto qui n’est pas encore à destination – l’image est de lui. « C’est mon road show à ma façon. Je suis le Kerouac de la cacane. »

Une exposition est prévue au printemps et une rétrospective est en cours d’organisation pour juin, intervient son agent. « Mais moi, en même temps, c’est là ! », relance Zïlon, en tapant du doigt sur la table, pour rappeler la prégnance du quotidien.

Il doit donc continuer à créer ?

« Créer ou mourir. Écris ça. »

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L’espoir

L’avenir semble se dessiner à gros traits sombres, comme s’il l’avait esquissé lui-même avec le marqueur noir qu’il traîne toujours dans son sac.

« Il n’y en aura pas, de retraite. Moi, ma retraite, ça va être quand je vais être six pieds sous terre ou incinéré. Je ne la vois pas. Je ne peux pas la concevoir. »

Il n’a aucun bas de laine, si on excepte les robustes chaussettes rouges qu’il a aux pieds.

« Je n’ai pas de REER. Je n’ai pas de sécurité financière, pour faire tomber mon cul vieilli et fripé sur un coussin d’argent. »

Il est déjà difficile de vivre de son art au quotidien, il lui reste peu d’énergie pour planifier l’avenir.

« Je trouve la vie de plus en plus ridicule et je me demande si je vais être capable d’arriver à 64 ans. J’ai des pensées un peu pour m’éliminer, quelque part. Mais je vis avec ça aussi. Ça ne veut pas dire que je vais le faire. »

Étrange planification de retraite…

« C’est une retraite radicale. C’est permanent. »

***

Pour l’instant, ses REER prennent la forme des quelque 200 toiles que son agent garde en réserve, pour les mettre sur le marché au moment opportun.

« Ce qui est arrivé à Zïlon, c’est qu’il a été carrément mis dans un locker pendant trois ans, intervient Pierre Marc. Il n’a pas eu de visibilité. Et c’est rapide au Québec et à Montréal : si tu n’es pas là, on t’oublie. » L’agent mijote des projets qui remettront son protégé sous les projecteurs.

La retraite d’un artiste pourrait s’appuyer sur les droits de suite – un petit pourcentage lui serait versé chaque fois qu’une de ses œuvres serait revendue par un professionnel. Il pourrait ainsi profiter lui aussi de l’accroissement de la valeur de ses créations.

« Ça existe en Europe, mais pas au Canada, indique France. Généralement, c’est dans les dernières années de la vie que les prix augmentent beaucoup. Ça permet aux gens de vivre vieux alors qu’ils produisent moins. »

***

Voilà pour les bas de Zïlon… Les hauts reviendront bientôt, espère-t-il. Il songe à faire des meubles, du papier peint, des tissus.

« Moi, mon grand rêve, c’est de retourner à Tokyo et de faire une exposition. C’est le plus grand rêve : avant de mourir, avant ma retraite six pieds sous terre, c’est d’aller à Tokyo. »

Il n’y a ni golf, ni chalet, ni hiver en Floride dans ce portrait de futur retraité, seulement l’espoir d’être apprécié à sa juste valeur.

« J’aimerais qu’on me reconnaisse. J’aimerais qu’on ait du respect pour mon travail. »

La planification des vieux jours ? Avant l’argent, il souhaite un peu plus de sérénité, un peu moins de solitude…

« Il y a peut-être quelqu’un de plus zen qui va donner une douceur à la bête », émet-il. Puis, dans un souffle : « Il n’y a pas de signe de dollar, là-dessus. »

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