Les résidants d’une petite route secondaire de Varennes, en Montérégie, ont obtenu jeudi une injonction interlocutoire pour limiter la circulation de centaines de camions qui passent quotidiennement devant chez eux pour approvisionner le chantier de l’échangeur Turcot en pierres de remblai.
Le jugement de la Cour supérieure du Québec pourrait avoir des conséquences énormes pour le consortium responsable de la construction de l’échangeur, KPH Turcot, qui a tenté de faire valoir devant le tribunal qu’une telle décision se traduira « en plusieurs dizaines de millions de dollars en dommages, pouvant atteindre jusqu’à 100 millions ».
Le juge Kirkland Casgrain a tout de même tranché en faveur des résidants du chemin de la Butte-aux-Renards, estimant que l’impact des centaines de camions circulant jour et nuit devant leurs propriétés « est dramatique, consternant ».
« La vie et la santé des citoyens de la Butte-aux-Renards valent plus que le chantier Turcot », écrit le juge dans une décision de 29 pages qui devrait faire date en matière de nuisance de voisinage.
L’injonction est interlocutoire en attendant que la poursuite en dommages déposée par 26 résidants de la Butte-aux-Renards soit disputée sur le fond. Dans sa décision, le juge laisse entendre que la cause pourrait être entendue par le tribunal dans un an ou deux.
La nuit des camions
Le problème du camionnage intense sur le chemin de la Butte-aux-Renards n’est pas nouveau. La première pétition pour réduire la circulation lourde sur cette route située en territoire agricole remonte à 30 ans (voir chronologie ci-contre). À l’époque, on comptait jusqu’à 200 camions par jour.
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Nombre moyen de camions par période de 24 heures au cours du mois de septembre 2016, soit plus de 40 000 au total.
Cela représente « près d’un camion à la minute à chaque heure du jour et de la nuit, tout le mois durant, sept jours par semaine », lit-on dans la décision du 29 mars.
Bien que le camionnage sur la Butte ait augmenté progressivement jusqu’en 2015, c’est au printemps 2016 que la situation dégénère. Elle coïncide avec le début des livraisons de pierres de remblai pour le chantier du nouvel échangeur Turcot, un mégaprojet de 3,7 milliards en cours de construction dans le sud-ouest de Montréal.
Au cours de cette année, le nombre de poids lourds en provenance de la carrière du groupe CRH, fournisseur du chantier Turcot, bondit de 68 % par rapport à 2015. Pour des raisons indépendantes, la circulation des camions provenant de l’entreprise Pavages Varennes augmente elle aussi, de 38 %, dans la même année.
À la fin de l’été 2016, la Ville de Varennes fait réaliser des comptages. Au mois d’août, on dénombre chaque jour le passage de 353 camions à benne et 281 camions de plus de 10 mètres, en moyenne, entre 7 h et 20 h.
La nuit, c’est encore pire. L’étude de la Ville dénombre 149 camions à benne et 917 poids lourds de plus de 10 mètres, soit un total de 1066 camions, en moyenne, chaque nuit, entre 20 h et 7 h.
« Ces chiffres sont hallucinants », commente le juge Casgrain.
« C’était absolument invivable, dit Annie Beauregard, une des plaignantes dans cette affaire. Le camionnage a toujours été problématique sur cette route, mais ça circulait sur un horaire régulier, de jour. À partir de 2016, c’est devenu des passages de camions chaque minute, 24 heures sur 24, avec tous les préjudices qui en découlent sur la santé physique et psychologique des résidants. »
Brouillard et dépression
Un véritable brouillard enveloppait le chemin de la Butte-aux-Renards certains jours d’été. La pierre qui tombait des camions sur la route, soulevée ensuite par les innombrables passages des poids lourds, laissait une pellicule de poussière partout sur les propriétés de la route rurale, comme un nuage malodorant.
« On n’a plus de vie. On est confinés dans nos maisons, on ne peut plus rien faire à l’extérieur. On voulait absolument que ça cesse et on est très contents d’avoir été entendus par la Cour. Notre vie a été littéralement empoisonnée pendant deux ans. »
— Annie Beauregard, une des plaignantes dans cette affaire
Mme Beauregard ne s’émeut guère des dommages allégués par les constructeurs de l’échangeur Turcot.
« La vie est précieuse, comme l’a dit le juge dans sa décision, ajoute la résidante. Nous, ce qu’on a perdu pendant deux ans, on ne pourra pas le retrouver. Il y a des enfants qui ont des problèmes à l’école. Essayez d’étudier avec des poids lourds qui font trembler la maison, qui éclairent l’intérieur de la chambre toute la nuit. Ça dort mal, quand on réussit à dormir. Il y a des gens qui ont fait des dépressions sur la Butte. »
Une réduction, pas une interdiction
L’injonction n’interdit pas tout camionnage sur le chemin de la Butte-aux-Renards, mais les centaines de camions qui circulaient en procession sur cette modeste route à deux voies ne pourront plus circuler le soir, la nuit et les fins de semaine.
Deux entreprises sont touchées par cette décision : la première, et principale mise en cause, est le Groupe CRH Canada, division de Demix Construction, une multinationale du béton et des matériaux de construction qui a obtenu en 2015 un contrat exclusif de fourniture de pierre concassée pour la construction des remblais de l’échangeur Turcot.
La seconde, Pavages Varennes, est un fabricant d’asphalte qui fait partie du Groupe Bau-Val, établi à Boucherville.
« [Ces deux sociétés] ont le droit d’exploiter leur entreprise, mais ce droit a des limites. CRH et Bau-Val ont des droits, mais ils n’ont pas tous les droits. »
— Le juge Kirkland Casgrain
En conséquence, le juge Casgrain autorise la circulation de leurs camions, mais la réduit à une moyenne des passages enregistrés en 2014 et 2015, soit avant que la situation « atteigne un point critique » pour les familles en cause.
Le trafic mensuel s’élèvera donc, au pis, en juin de chaque année à environ 10 800 camions sur l’ensemble du mois au total des deux entreprises. C’est moins du tiers de la circulation recensée en 2016 et 2017.
Les bureaux étant fermés pour le congé de Pâques, La Presse n’a pu obtenir, hier, des réactions des deux entreprises.
Au ministère des Transports du Québec, qui supervise la construction de l’échangeur Turcot, un porte-parole a fait savoir que la copie de l’injonction a été reçue seulement jeudi et que le jugement est toujours en analyse.