Alain Saulnier

Un coup de pied au derrière

Le journaliste et ancien directeur de l’information de Radio-Canada Alain Saulnier publie un nouvel essai, Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM (Écosociété), afin de sensibiliser à la menace des Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft à notre démocratie, notre culture et nos médias.

Marc Cassivi : Les barbares numériques dont tu parles, ces GAFAM auxquels il faut opposer une résistance, ont depuis le début profité de la complaisance des États. Y a-t-il un remède à leur invasion ?

Alain Saulnier : Il y en a certainement un. Je les ai appelés les barbares parce que le mot ostrogoth était déjà pris ! [Rires] Je suis un peu idéaliste par nature, mais le remède est essentiellement dans la prise de conscience. Le problème, c’est qu’il y a eu de la nonchalance, il y a eu une certaine forme de complicité.

Longtemps, les gouvernants ont été totalement subjugués par le leadership et la créativité des Bezos et autres nouveaux gourous de la modernité. Ça fait en sorte qu’on a perdu beaucoup de temps. On leur a laissé le champ libre. Je ne suis pas convaincu que tout le monde a encore saisi l’importance de cette domination-là. À quel point on a laissé envahir et détruire une partie de notre façon d’être, notre démocratie, notre économie, notre culture et notre langue dans le cas du Québec. L’appel que je lance, c’est à résister.

M. C. : Tu parles du laxisme réglementaire canadien, de la mort du projet de loi C-10 en raison des élections anticipées, des lois sur la radiodiffusion et sur les droits d’auteur qui n’ont pas été modernisées. On peut redresser la barre par des cadres réglementaires plus stricts ?

A. S. : Tout à fait. Je me réjouis du fait que [le ministre du Patrimoine canadien] Pablo Rodriguez a déposé une nouvelle mouture de C-10, qui s’appelle maintenant C-11. C’est une partie de la solution. Il en faudra bien d’autres. Il n’y a rien qui nous dit que C-11 va passer comme une lettre à la poste. Le Parti conservateur est composé à l’heure actuelle de loose cannons. On ne sait pas du tout quelle est leur idéologie. Si la vision libertarienne tend à l’emporter à l’intérieur de ce parti, je ne sais pas de quelle façon la collaboration va se faire pour adopter le projet de loi C-11. Je ne pense pas que le Canada, ni le Québec par ailleurs, peut faire ça tout seul. Il va falloir que plusieurs États se donnent la responsabilité d’encadrer plus résolument les GAFAM. Jean-Robert Bisaillon, que j’ai interviewé pour le livre, dit que la locomotive est plus du côté européen, où il y a plus de volonté d’encadrer et d’assurer la meilleure cohabitation avec les géants du numérique.

M. C : Et plus de poids aussi, démographique, économique et géopolitique. Si on est allié aux Européens, on pèse plus lourd dans la balance.

A. S. : Tout à fait. Ils ont démontré beaucoup plus de leadership. La France a fait montre de ce leadership dans les négociations avec l’OCDE pour établir un impôt minimal. Malheureusement, la conclusion a donné une entente de 15 % de taux d’imposition pour les géants du numérique, ce qui est ridicule. Le scandale, c’est que depuis deux ans, ce sont parmi les entreprises qui s’enrichissent le plus sur la planète. Et nous pendant ce temps-là, on s’endette et on va payer ça durant les 40 prochaines années. Il faut que les gouvernements réagissent fortement en faisant front commun, en tout cas en Occident.

M. C. : La GAFAM-dépendance, comme tu l’appelles, a été exacerbée par la pandémie.

A. S. : On est tellement dépendants de tous ces nouveaux outils, pour le travail à la maison, pour socialiser, pour enseigner, pour travailler dans toutes les différentes entreprises possibles. Cette dépendance fait de nous des otages. Pendant tout ce temps-là, les géants numériques ont empoché des milliards de dollars. On ne voit pas encore le moment où ils vont vouloir dire : « OK, c’est correct. On va faire notre part aussi pour essayer de renflouer les coffres des États qui ont souffert de la pandémie. » C’est complètement loufoque qu’on accepte ce genre de situation.

M. C. : Qu’on l’ait accepté si longtemps, est-ce que ça fait en sorte qu’on ne peut plus revenir en arrière ? Ton livre laisse tout de même entendre que tout n’est pas perdu. Il est encore temps d’agir.

A. S. : En fait, moi, ce que je dis, c’est que les géants numériques sont là pour toujours. On n’a pas le choix. Ils sont présents autour de nous. Il est possible qu’il y en ait certains qui soient peut-être scindés en deux, Facebook notamment. Ce qu’il faut trouver, c’est une façon d’assurer une cohabitation qui soit saine pour la démocratie et pour notre économie. Ça veut dire des mesures gouvernementales musclées et concertées. Là où je suis un petit peu moins optimiste, c’est que je sens qu’encore, on est trop timides, trop nonchalants, à l’égard de cette cohabitation et des mesures qu’on devrait prendre. Les lobbys des géants numériques sont puissants et ont leurs entrées auprès des gouvernements. Ça va prendre une volonté politique majeure, accompagnée d’une pression populaire pour que ça change. C’est pour ça que mon livre s’adresse au plus large public possible. J’ai essayé de mettre la table et de convaincre les gens qu’il y a un problème.

M. C : On a laissé le loup entrer dans la bergerie de plus d’une manière…

A. S. : C’est pour ça qu’on peut parler d’une évasion, particulièrement pour le Québec. L’avenir de la culture et de la langue, c’est quelque chose d’inquiétant. Parce que l’attrait de l’anglais est gigantesque, notamment pour les moins de 35 ans. Comment on va y faire contrepoids ? Du côté du gouvernement du Québec, la souveraineté culturelle doit être affichée et affirmée. Il faut lâcher cette obsession que l’immigration est l’ennemie de l’avenir de la nation, comme dirait l’autre. L’invasion ne vient pas de nos frontières. Elle vient des ondes, elle vient de ce qui est produit par les géants numériques.

M. C. : Tu parles de cette désaffection des moins de 35 ans pour la culture francophone. Tu as connu bien des jeunes, comme prof de journalisme à l’Université de Montréal [il vient de prendre sa retraite de l’enseignement]. Ils sous-estiment à ton avis l’impact de la mondialisation des contenus, et en particulier de leur américanisation, sur la pérennité de la culture québécoise ?

A. S. : En fait, comme je tenais ce discours-là déjà il y a 10 ans, je pense avoir sensibilisé mes étudiants à ces enjeux. Mais je regarde par exemple ma fille de 27 ans et son entourage : l’américanisation, ils la vivent. Ma fille fait de la musique et elle compose en anglais. Je ne suis pas certain qu’on va pouvoir inverser la situation rapidement en claquant des doigts. Il va falloir que du côté du gouvernement du Québec, on ait un ministère de la Culture et des Communications qui soit puissant, qui ait des ressources et une stratégie musclée. Je pense que tous les partis politiques à l’heure actuelle pourraient souscrire à la fameuse notion de souveraineté culturelle, que Robert Bourassa avait mise de l’avant, et faire front commun. On est une minorité, de la folle aventure francophone en Amérique du Nord, et c’est aujourd’hui qu’on est en train de jouer la pérennité de tout ça. Il faut trouver une stratégie qui soit la plus efficace possible, pour affronter les géants numériques.

M. C. : La télévision québécoise n’est plus le rempart contre l’impérialisme américain qu’elle était autrefois. Ce qu’on me dit, dans le milieu de la télé, c’est que les diffuseurs sont frileux. Qu’ils ont abandonné les moins de 35 ans – qui de toute façon ne sont pas au rendez-vous –, afin de ne pas s’aliéner les plus de 55 ans. L’audace en a pris pour son rhume et c’est pour ça qu’on n’arrive pas à séduire les plus jeunes.

A. S. : Au poker on dit : il joue fessier. Les télévisions jouent fessier et visent effectivement à maintenir ce lien auprès des fidèles de 55 ans et plus. Il faut savoir que la stratégie a été complètement bousculée il y a quelques années quand le CRTC a décidé de créer des chaînes pour enfants et que Radio-Canada s’est retirée peu à peu du secteur jeunesse. C’était une erreur, parce qu’on a abandonné ceux qui aujourd’hui ont 35 ans. On s’est fait hara-kiri d’une certaine manière sur le long terme. Des jeunes de moins de 35 ans vont peut-être écouter District 31, mais combien d’autres ne verront jamais de télévision québécoise ? Mes étudiants n’avaient même pas de télévision. Mais ils avaient des écrans, leur donnant accès à tous les contenus de la planète. Comment créer une fidélisation, comment créer une certaine assiduité d’écoute, chez cette génération, si on n’a pas l’espace ni la puissance nécessaire ? Ça prend une stratégie globale.

M. C. : Il faut rejoindre les jeunes où ils sont, sur leurs écrans, en contraignant les GAFAM à mettre en valeur davantage nos contenus.

A. S. : C’est pour ça qu’un projet de loi comme C-11 est important. Il faut assurer une garantie de production et d’investissement dans les contenus francophones. C’est essentiel. L’argent est là. Le modèle économique des médias est en train de fondre à vue d’œil et la publicité est du côté des géants numériques. Il faut trouver une façon de pouvoir nourrir cette production-là. Combien de personnes ont vu le film Souterrain [de Sophie Dupuis], qui est extraordinaire ?

M. C. : Trop peu de gens, malheureusement. Pour revenir à ce que tu disais au début : on ne se méfie pas assez des conséquences de la société de surveillance mise en place par les géants du numérique. Big Brother, en 2022, ce sont eux.

A. S. : Les gens n’ont pas conscience de jusqu’où on vient s’introduire dans leur vie privée et les influencer dans leur comportement à titre de consommateurs, de citoyens ou d’électeurs. On en est rendus à banaliser tout ça. Mais ce n’est pas normal. Il faut encadrer les géants numériques sur le plan de la désinformation, sur le plan de l’influence et de la domination qu’ils exercent sur notre culture et notre économie. Il faut qu’on se donne un coup de pied dans le derrière comme société, parce qu’il va falloir policer et encadrer tout ça.

M. C. : Le coup de pied au cul, c’est un peu l’objectif du livre ?

A. S : Je ne le dis pas comme ça dans le livre. Je parle d’une prise de conscience. Je suis poli. J’ai été bien élevé. Mais dans le fond, c’est ça ! [Rires]

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