Avant de remplacer la Russie

Ce ne fut pas long.

La Russie venait à peine de lancer son attaque contre l’Ukraine quand le lobby pétrolier et gazier du Canada a récupéré la crise. Son message : voilà la preuve qu’il faut des oléoducs et des gazoducs pour exporter nos ressources, réduire la part de marché des Russes en Allemagne et ailleurs en Europe, et, ultimement, affaiblir Poutine.

En creusant le dossier, on constate toutefois que ce n’est pas si simple.

Il est vrai que l’idée ne vient pas de nulle part. Il y a un an, le Canada signait un protocole sur l’énergie avec l’Allemagne⁠1. Il portait sur l’objectif de carboneutralité en 2050.

Même si le gaz naturel n’était pas mentionné explicitement, l’industrie espère profiter de l’entente pour faire avancer deux projets.

Le premier, à Saint John, convertirait un terminal existant voué à l’importation. Il servirait désormais à liquéfier le gaz canadien pour l’expédier ensuite à l’étranger.

Le second, une infrastructure neuve à Goldboro, en Nouvelle-Écosse, remplirait la même fonction. Le projet de terminal avait été autorisé en 2012, sans évaluation de portée⁠2. Il exigerait probablement de construire aussi un gazoduc qui transiterait par le sud du Québec. Ses promoteurs réclament une aide de plus de 920 millions de dollars au fédéral – les libéraux ont toutefois promis récemment d’abolir les subventions aux énergies fossiles. Ces promoteurs ne sont pas en mode séduction – ils poursuivent le Québec et ont aussi menacé d’intenter une poursuite contre l’organisme Environnement Vert Plus.

Il faudrait attendre plusieurs années pour qu’un de ces terminaux se construise. Le cas d’Énergie Saguenay montre que c’est loin d’être acquis. Avant d’être bloqué par le gouvernement Legault, ce projet était en difficulté pour des raisons strictement économiques. Les investisseurs cherchent à conclure des contrats à long terme. Or, le prix projeté ne suffit pas toujours à les rentabiliser, comme le prouve d’ailleurs l’abandon de projets gaziers en Alberta et en Colombie-Britannique avant la pandémie.

Quelle sera l’incidence de la guerre sur le prix du gaz à moyen et à long terme ? Sur la demande ? Méfiez-vous de ceux qui prédisent l’avenir…

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L’Allemagne importe près de la moitié de son gaz de la Russie. Pour l’Union européenne, c’est le tiers.

L’agression russe force l’Allemagne à revoir cette stratégie. Elle ne veut pas dépendre de Poutine ni le financer – 36 % du budget russe vient de ses énergies fossiles. D’ailleurs, ce n’est probablement pas une coïncidence si l’attaque survient en hiver, alors que le baril dépasse 100 $ US pour la première fois depuis 2014. Moscou profite pleinement de ce rapport de force.

Pour réduire cette dépendance au gaz russe, tout est sur la table. L’Allemagne a annoncé il y a quelques jours qu’elle n’exclut pas de reporter la fin du charbon, prévue en 2030, ou de prolonger la vie de ses centrales nucléaires (ce serait très compliqué). Elle renflouera aussi ses réserves et construira deux terminaux aux rives de la mer du Nord pour recevoir du gaz naturel liquéfié ou, à plus long terme, de l’hydrogène.

Deux obstacles se dressent contre le Canada.

D’abord, des pays concurrents sont déjà prêts à alimenter l’Allemagne. Elle s’approvisionne déjà aussi en Norvège et au Qatar, notamment. Leur proximité pourrait rendre leurs prix plus compétitifs.

Ensuite, le temps joue contre le Canada. Il faudrait attendre quelques années avant qu’un terminal de liquéfaction ne soit opérationnel. Or, la guerre incite le chancelier allemand à accélérer sa transition énergétique. « Plus vite nous progressons vers le développement des énergies renouvelables, mieux ce sera », a-t-il déclaré au Bundestag, la semaine dernière.

La décarbonation de son électricité est accélérée. La nouvelle cible est fixée en 2035, avec une cible intermédiaire de 80 % en 2030. Son ministre des Finances a une expression pour les énergies renouvelables : « énergies de la liberté ».

Sans disqualifier les projets canadiens, cela les complique.

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De tels investissements dépendent de projections du marché volatil de l’énergie. Ce qui est plus facile à anticiper, toutefois, c’est le réchauffement planétaire. Il frappe encore plus vite et plus fort que prévu, démontre le nouveau rapport coup de poing du GIEC publié lundi⁠3.

Le climat n’est pas linéaire. Un petit changement de température mène à de grands impacts sur les écosystèmes. À des réfugiés et des morts.

On peut soutenir, bien sûr, que la demande européenne pour le gaz ne disparaîtra pas si vite et qu’il est préférable que le Canada y réponde. Reste que cela ne dispense pas le pays d’atteindre ses cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour être compensés, ces projets exigeraient que l’on réduisent radicalement notre consommation d’énergies fossiles. Or, les conservateurs ne le proposent pas.

L’autre argument en faveur du gaz canadien est son aspect « éthique ». Là encore, ce n’est pas faux. Contrairement à la Russie, le Canada est une démocratie alliée. Toutefois, les choses se compliquent un peu dans notre économie mondialisée…

Des projets de l’Ouest sont financés par des proches de Poutine. Roman Abramovitch contrôle 28 % d’Evraz, qui fournit la majorité de l’acier pour construire l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain et du gazoduc Coastal GasLink. Igor Makarov, un autre oligarque russe, est le principal actionnaire de la compagnie gazière albertaine Spartan Delta. Même si ces deux individus sont sur la liste américaine des alliés de Poutine, le Canada les exclut pour l’instant des oligarques dont les actifs sont confisqués.

Voilà un bref aperçu de ce dossier complexe.

Malgré ce que l’industrie prétend, il ne serait donc pas si simple de remplacer rapidement le marché russe. Et même si c’était le cas, la question de l’incidence sur l’environnement demeurerait entière.

Il y aurait une autre façon de récupérer la crise. En y voyant un argument pour accélérer la transition énergétique.

1. Lisez le protocole d’entente

2. Lisez notre reportage sur le projet Goldboro

3. Lisez le résumé du rapport du GIEC (en anglais)

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