Société

L’incroyable épopée de la poutine autour du monde

Même si elle a longtemps été regardée de haut, la poutine a conquis la planète en quelques décennies à peine. Plus vite que la pizza à une autre époque. Un exploit souligné par le professeur d’agroalimentaire Sylvain Charlebois dans Poutine nation, vibrant hommage à un plat devenu emblématique, qui doit son grand succès à des visionnaires québécois… et à l’appétit vorace d’un Ontarien. Ah bon ?

Si tous les Québécois ont déjà entendu dire qu’il y avait ici et là dans le monde des restaurants qui servent de la poutine, ils ne se rendent pas compte à quel point ce plat né à la fin des années 1950 dans les Bois-Francs « est aujourd’hui mondialisé », lance d’emblée Sylvain Charlebois, dont le livre Poutine nation vient de sortir chez Fides.

Aux États-Unis, en France ou même en Australie, l’auteur n’a jamais eu de mal à trouver de la poutine dans le cadre d’un pèlerinage auquel il consacre un chapitre de son livre. « Tous les concierges d’hôtel du monde connaissent ce mets et m’ont aidé à trouver le meilleur endroit où en manger dans leur coin. »

Certaines propositions étaient franchement réussies, comme chez P’tite Poutine à Lille, en France, qui prépare la sienne avec du vrai fromage en grains exporté là-bas par la Fromagerie St-Guillaume, près de Drummondville. Ou même en Australie, à Mooloolaba, au nord de Brisbane. « J’ai été surpris, c’était pas si mal, pas comme au Québec, mais presque ! » Celle avec une sauce au vin et – sacrilège ! – des flocons de parmesan, à Cleveland, l’a en revanche dérouté. « Pour moi, ce n’était pas une poutine, c’était un accident ! »

De Warwick à Dubaï

Comment expliquer ce succès planétaire ? Même si elle ne paie pas de mine, la poutine séduit partout où elle passe, dit l’auteur, qui a longtemps collaboré aux pages Débats de La Presse. Le plat est notamment synonyme de convivialité et de réconfort, des qualités qui ont fait oublier ses défauts, à savoir sa très forte teneur en gras et en sel.

« C’est rare qu’on soit malheureux après avoir mangé une première poutine. »

— Sylvain Charlebois, auteur de Poutine nation

Ses origines modestes et rurales, son côté très accessible ont également contribué à la réussite de la poutine, avance Sylvain Charlebois, lui-même originaire de Farnham, en Montérégie, qui est remonté aux sources de la création du plat. Sans prétendre clore à jamais le débat sur son véritable inventeur, ses recherches sont convaincantes.

L’idéateur du plat est un certain Jean-Guy Lainesse, qui a demandé à Fernand Lachance de lui servir ses frites avec du fromage en grains à Warwick, près de Victoriaville, en 1957. « Ça va te faire une maudite poutine », aurait répondu M. Lachance, qui a d’ailleurs toujours préféré la sienne sans sauce (n’en déplaise à sa femme Germaine, apôtre de la sauce servie en accompagnement dès 1962).

La poutine à trois ingrédients, telle qu’on la connaît aujourd’hui, a été élaborée en 1964 par Jean-Paul Roy, saucier de formation, chez Roy Jucep à Drummondville. Le plat a ensuite gagné peu à peu en popularité aux alentours, mais a connu son véritable envol dans le reste du Québec grâce à Ashton Leblond, qui en a fait la vedette du menu de Chez Ashton à partir de 1972. Montréal l’a finalement adoptée au début des années 1980. Depuis, beaucoup l’ont réinterprétée, en y ajoutant parfois des ingrédients de luxe, comme le foie gras.

Selon Sylvain Charlebois, la poutine doit toutefois son triomphe international à un Ontarien : Ryan Smolkin, fondateur de la chaîne Smoke’s Poutinerie, qui a vu le jour à Toronto en 2008. « Il y a aujourd’hui autour de 130 franchises de cette chaîne dans le monde, jusqu’à Dubaï, explique le professeur à l’Université de Dalhousie, en Nouvelle-Écosse. Ryan Smolkin traite vraiment la poutine comme une marque, à coups de clichés canadiens, ce qui pourrait déplaire à des Québécois. D’ailleurs, quand on mange une poutine chez Smoke’s, on mange une poutine “hors Québec”. » L’attention portée à la texture du fromage et au goût de la sauce, objets de comparaisons sans fin ici, ne semble pas une préoccupation cruciale pour la chaîne, estime Sylvain Charlebois.

Quoi qu’il en soit, Ryan Smolkin croit vraiment au pouvoir de séduction de la poutine. Son plan de « domination mondiale » annoncé l’an dernier table sur l’ouverture de 1300 comptoirs dans le monde, dont 800 aux États-Unis.

Poutine et appropriation

Les Québécois devraient-ils s’offusquer de telles ambitions ? Dans un article scientifique qui a fait grand bruit en 2017, le chercheur Nicolas Fabien-Ouellet a accusé le Canada de s’être approprié culturellement ce plat québécois autrefois ridiculisé par les anglophones. Sylvain Charlebois, qui vit maintenant à Halifax, voit les choses autrement. « Pour moi, c’est comme avoir un enfant, explique-t-il. Tu l’élèves, tu fais de ton mieux comme parent, mais une fois qu’il quitte la maison, il ne dépend plus de toi. » En gros, la poutine n’appartient plus seulement aux Québécois… comme la pizza n’appartient plus seulement aux Napolitains, ou même aux Italiens.

Il faut donc s’attendre à voir des interprétations très variées du plat un peu partout dans le monde… à l’instar de celle que Sylvain Charlebois a pu goûter à Cleveland. « Il faut respecter la redéfinition de la poutine en fonction des cultures locales », dit-il. C’est la rançon de la gloire…

Mais les Québécois ne devraient pas se priver de célébrer leur poutine, pense Sylvain Charlebois. « Un peu comme le sirop d’érable, le gouvernement devrait officialiser la richesse patrimoniale de la poutine. » Selon le professeur, la poutine québécoise mérite même d’être inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO, tout comme la baguette française ou le kimchi coréen. Rien de moins.

Poutine nation

Sylvain Charlebois

Éditions Fides

224 pages

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