Difficult Women

De la difficulté d’être une femme

Difficult Women

Roxane Gay (traduit par Olivia Tapiero)

Mémoire d’encrier

339 pages

***1/2

On lui doit l’éloge du féminisme imparfait (Bad Feminism). Voilà qu’avec ce nouveau roman (Difficult Women), Roxane Gay donne cette fois une voix à toutes les femmes imparfaites.

Imparfaites parce que différentes, écorchées, brisées. Souvent violentées. Exploitées. Carrément violées. Difficiles, quoi. Bonjour l’euphémisme.

Précision : Difficult Women, une série de 21 récits de femmes aux parcours « difficiles », donc (parce que soit « faciles », « frigides », « folles », « mères » ou carrément « mortes », précise un chapitre consacré au sujet), n’est pas vraiment un nouveau roman. Publié en anglais en 2017, il vient tout juste d’être traduit en français. Et les textes qui le composent ont en fait été écrits il y a plus de 10 ans.

Pourquoi tant de temps ? Les éditeurs se sont sans doute montrés frileux, confiait en 2017 l’autrice, essayiste et professeure qui fait désormais courir les foules, dans un entretien au Vogue. Les textes ici présents sont en effet « trop sombres et déprimants », reconnaissait-elle. « Mais c’est totalement voulu ! »

C’est dit. Et c’est un fait. Soyez avertis : on ne lit pas Difficult Women d’un trait. C’est trop : trop lourd, trop dur, trop vrai, aussi. Parce que Roxane Gay met en scène toutes sortes de femmes aux vies tortueuses (on pense à ces deux sœurs brisées, violées dans leur enfance), parfois surréalistes (comme cette femme mariée à un homme méchant, dont le frère jumeau la séduit dans son lit), voire carrément fantastiques (la femme de verre, mariée au lanceur de pierre, ou cette autre, littéralement poursuivie par un nuage de pluie). Beaucoup d’images, d’émotions et de ressentis troublants. Et ça remue, effectivement.

On reste habité longtemps par l’histoire de cette mère qui a perdu son enfant, et qui noie sa peine infinie dans une relation malsaine. Avec un étranger violent. Mais dans le consentement. « J’utilisais une douleur pour en couvrir une autre... » C’est glaçant.

Toutes ces femmes imaginées par Roxane Gay sont marginalisées, souvent exploitées, abîmées. Les agressions sont quasi omniprésentes. Comme une fatalité. Mais ce n’est pas gratuit. En fait, la violence sert plutôt de prétexte pour explorer leur résilience. Le tout, fort heureusement, à travers des espaces ici ou là de sororité, de solidarité, de franche amitié. Et d’amour aussi. Non, tout n’est pas fichu.

On dépose le roman en se disant que le titre est finalement très mal choisi. Ce n’est pas tant de femmes difficiles qu’il est question. Mais plutôt des hommes (maris, frères, pères). Tout aussi dérangés. Et franchement dérangeants.

Bleu nuit

Blessures du passé

Bleu nuit

Dima Abdallah

Sabine Wespieser Éditeur

240 pages

****

Un homme dont on ignore le nom vit reclus dans son appartement de Paris. Voilà des années qu’il n’a pas mis le pied dehors, depuis que la seule femme qu’il a aimée l’a quitté. Lorsqu’il apprend la mort de celle-ci, il est incapable de se rendre à son enterrement ; le lendemain, il sort et jette les clés de son domicile. La réalisation d’être désormais sans abri le libère de toutes ses angoisses et il passe alors un contrat avec la rue : il promet d’y rester si elle lui permet de se vider de ses souvenirs.

La facilité et la liberté des premiers jours s’éteignent rapidement ; malgré tout, un nouveau quotidien s’installe au fil de ses errances dans la ville. Chaque jour devient synonyme d’une rue et d’une rencontre hebdomadaire avec des femmes qui y travaillent ou y habitent, invisibles pour la société, mais pour qui il éprouve une sympathie silencieuse. Puis l’une d’entre elles réveille brusquement ce qui était enfoui. La rue du Liban qu’il évitait lors de ses marches revient soudain à sa mémoire, exhalant les effluves du passé : la crème de sa mère, le jasmin et la poudre de canon. Contre toute attente, ses plaies encore béantes nous ramènent au conflit qui a brisé des milliers d’âmes dans le pays natal de l’autrice (lauréate du prix France-Liban en 2020 pour son premier roman, Mauvaises herbes). C’est ainsi qu’une histoire insoupçonnée, à la fois cruelle et déchirante, se dévoile de manière singulière, d’une métaphore à l’autre, et révèle une écriture d’une grande beauté qui redonne vie à tous ces oubliés traînant leurs blessures dans l’anonymat des grandes villes.

— Laila Maalouf, La Presse

À reculons

Étrange et singulier

À reculons

Philippe Chagnon

Hamac

152 pages

***

Philippe Chagnon a signé quatre recueils de poésie (dont Arroser l’asphalte) avant de publier ses deux premiers romans coup sur coup en 2019, Le pourboire (Triptyque), puis L’essoreuse à salade (Hamac).

L’écriture de cet autodidacte est forgée par les évènements souvent bien insignifiants d’un quotidien qui semble vide de sens. Il le raconte toutefois avec moult détails et un détachement qui donne à l’ensemble une qualité à la fois absurde, loufoque et légèrement surréelle. Mais entre les lignes couve toujours, en filigrane, un malaise existentiel, un drame même, dont le narrateur comme le lecteur n’arrivent pas toujours à saisir les tenants et les aboutissants. Avec À reculons, un récit jouant avec les codes de l’autofiction et du roman noir, c’est un drame familial qui se déroule sous nos yeux.

Le narrateur, un aspirant écrivain à la recherche d’inspiration, doit retourner dans la maison familiale alors que son grand-père se meurt, laissant derrière sa blonde, enceinte. Un enchaînement d’évènements de plus en plus louches et sur lesquels il semble n’avoir aucun contrôle – une enveloppe mystérieuse qu’il ramasse à l’hôpital et qu’on veut lui reprendre, un tatouage n’indiquant rien de bon, la blonde de son grand-père et ses magouilles – l’entraîne dans la tourmente, lui donnant du même coup de la matière pour un roman qui n’aboutit pas, sur lequel il travaille. Résultat, le récit, en apparence banal, devient peu à peu anxiogène, brouillant les perceptions et les repères. Habilement, l’auteur joue avec la structure narrative et la temporalité, installant la mise en abyme ; comme un serpent qui se mord la queue, le début devient la fin, et vice-versa. Un roman bien ficelé, assez étrange, porté par une plume singulière.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

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