Louise Cordeau, présidente du Conseil du statut de la femme, envisage de changer le nom de l’organisme pour en effacer les femmes. Un nouveau nom pourrait refléter les changements de mentalités et l’égalité femmes-hommes « presque acquise ».
Sa prise de position témoigne d’une mécompréhension du féminisme, du rôle de l’institution, mais surtout de l’époque où nous évoluons – encore aujourd’hui, il ne fait pas toujours bon être femme.
L’égalité… presque acquise ?
L’affirmation de Louise Cordeau selon laquelle notre société serait « presque » égalitaire a de quoi faire sourciller. Comment penser qu’un monde où une femme en couple sur trois vivra de la violence conjugale, selon l’Organisation mondiale de la santé, puisse être un monde égalitaire ?
Quel genre de vision de l’égalité peut-on avoir pour se montrer satisfaite d’une société où une étudiante sur cinq sera agressée sexuellement à l’université, où à peine plus du quart des sièges à la Chambre des communes sont occupés par des femmes, où les femmes gagnent 75 % du salaire des hommes ? Est-ce qu’une société égalitaire permettrait autant de meurtres de femmes par leur ex-conjoint ?
Penser que l’égalité est acquise semble relever d’une forme particulièrement naïve de pensée magique.
D’un autre côté, l’affirmation de Mme Cordeau ne doit pas nous surprendre outre mesure. Malgré la récurrence des violences conjugales et des féminicides, les médias continuent d’utiliser des euphémismes comme « relation difficile », « crime passionnel » et « chicane de couple ».
Un mouvement masculiniste bien ancré au Québec a par ailleurs réussi à populariser des idées empiriquement erronées comme le mythe de l’avantage des mères devant les tribunaux familiaux ou la supposée symétrie des violences conjugales envers les femmes et envers les hommes. Le mythe de l’égalité déjà atteinte, et même dépassée, n’est d’ailleurs par nouveau. Il remonte à des décennies, c’est-à-dire que certains trouvaient déjà que le féminisme était allé trop loin avant l’égalité formelle, avant la criminalisation du viol conjugal, avant la fondation du Conseil du statut de la femme ! Ce mythe est aussi faux aujourd’hui qu’il l’était à l’époque : quelques décennies d’avancées féministes n’ont pas renversé la vapeur accumulée par des millénaires de patriarcat.
D’autre part, comme le rappelle Diane Lamoureux dans le Dictionnaire critique du sexisme linguistique, la question qui sous-tend la notion d’« égalité » est bien sûr : « l’égalité de quelles femmes avec quels hommes ? » Si les femmes les plus privilégiées ont pu bénéficier d’avancées importantes dans certains domaines comme l’accès au marché du travail ou à l’avortement, le portrait est tout autre lorsqu’on prend la peine de considérer la situation des femmes noires, trans, handicapées ou autochtones. Réduire des rapports sociaux complexes à une impression d’égalité ou à des considérations statistiques désincarnées de leur contexte produit une fausse représentation de l’égalité qui relève davantage de l’antiféminisme.
L’exclusion des hommes et l’antiféminisme
De même, s’inquiéter de l’exclusion des hommes alors que ceux-ci contrôlent toujours la majorité des institutions politiques, des médias, du capital financier et des autres lieux de pouvoir implique de faire fi du contexte socioculturel.
Comme l’admet Louise Cordeau, l’heure est à l’égalité de fait et non plus à la simple poursuite de l’égalité formelle. Or, l’égalité de fait n’implique pas de traiter tout le monde de la même façon, mais plutôt de traiter des groupes différents différemment. Tout comme les riches n’ont pas besoin d’aide sociale ou les personnes en santé de médicaments, les hommes n’ont pas besoin d’un Conseil du statut des hommes.
Remettre en question la pertinence d’une institution centrée sur les femmes, c’est comme tenter d’équilibrer une balance en ajoutant systématiquement autant de poids des deux côtés : le déséquilibre n’est pas près de disparaître !
Les femmes vivent des discriminations et problématiques spécifiques, qui méritent d’être considérées sans que l’on doive sans cesse s’excuser de s’attaquer à l’oppression en s’intéressant aux besoins des opprimées.
Est-ce vraiment trop demander que d’avoir une institution qui nous nomme, qui place les femmes au cœur de sa mission, alors qu’elles sont souvent une arrière-pensée dans tous les autres domaines ? Est-ce trop demander que, dans un pays où une femme est agressée sexuellement toutes les 17 minutes, l’ultime priorité ne soit pas à « l’inclusion des hommes » ?
Comme le veut une réponse populaire au non-sens « All Lives Matter », on s’attend des pompières à ce qu’elles arrosent la maison en feu, pas à ce qu’elles se lamentent du peu d’attention que reçoit la maison voisine intacte ! De même, s’attaquer aux inégalités nécessite que l’on résiste à la tradition millénaire de penser d’abord aux hommes pour se concentrer sur des problèmes criants, réels, et genrés.
Louise Cordeau se décrit comme une « femme de médiation », mais nous ne voulons pas d’une société de compromis où l’on s’accommode d’« un peu » de violences, d’« un peu » de sexisme. Toujours selon Diane Lamoureux, « le féminisme doit assumer la radicalité de son projet » et rejeter le mythe masculiniste selon lequel l’égalité serait mieux servie par la « neutralité » de l’égalitarisme que par un féminisme décomplexé.
Il va sans dire que certains hommes se sentiront exclus par l’appellation, mais aussi par le travail du Conseil du statut de la femme. Plutôt que de freiner le progrès par « médiation » avec les réactionnaires, je leur répondrais plutôt : pour qui est habitué aux privilèges, l’égalité ressemble à l’oppression !