expulsé pour une vague rumeur

L’expulsion sans appel d’un membre de la cohorte 2023 du Parlement étudiant du Québec a semé l’émoi au sein des participants de la simulation politique, dont l’équipe de gouvernance se retrouve sur la sellette pour tenter d’expliquer sa décision.

un dossier de tristan péloquin

Un participant expulsé pour « trauma dumping » et une rumeur vague

Une décision sans appel

Chaque année, 150 étudiants de l’université prennent le contrôle de l’Assemblée nationale, le temps d’une prestigieuse simulation politique. En 2023, une crise sans précédent, provoquée par l’expulsion d’un participant faisant l’objet d’une vague rumeur ainsi que de reproches de « trauma dumping », a mis son équipe de gouvernance sur la sellette.

Peu après 22 h, en ce 4 janvier 2023, l’ambiance est particulièrement tendue au deuxième étage du Château Laurier, à Québec.

Au troisième jour de la simulation du Parlement étudiant du Québec (PEQ), les « whips » du parti des Bleu.e.s. ont demandé aux membres du caucus de rester dans leurs chambres. Les discussions de couloir en vue des débats télévisés du lendemain, contre les Rouges, sont suspendues pour le reste de la soirée.

Dans une des chambres, une participante, Mme Bélanger, alors âgée de 20 ans, fait une crise de panique : état d’alerte au maximum, frissons. C’est comme s’il y avait « un danger imminent autour d’elle », résume dans un interrogatoire judiciaire Marie-Pier Désilets, alors secrétaire du conseil d’administration de l’Assemblée parlementaire étudiante du Québec (APEQ), qui organise l’évènement.

La cause de son effondrement : elle croit avoir vu M. Bergeron, un participant âgé de 26 ans, venir à sa rencontre, le confondant en réalité avec un autre participant. L’angoisse s’est aussi emparée d’au moins quatre autres participantes des Bleu.e.s qui se sont « enfermées » dans la chambre. Elles disent ne plus vouloir se trouver dans la même pièce que M. Bergeron.

Les Bleu.e.s demandent alors l’exclusion du participant, une décision notamment appuyée « sur l’expertise » de Samuel Vaillancourt, un technicien juridique de la clinique Juripop (spécialisée en violences conjugales et sexuelles), qui fait partie du caucus. Il est « habilité à mettre des gens à l’aise puis gérer des crises du genre », explique la présidente de l’APEQ, Hilal Pilavci, dans son témoignage.

M. Vaillancourt n’a pas voulu nous accorder d’entrevue dans le cadre de cet article.

Informé de la situation par le caucus de Bleu.e.s, le conseil d’administration de l’APEQ expulse alors M. Bergeron du Parlement étudiant.

La décision est sans appel. On le déménage en pleine nuit dans une autre chambre, à un autre étage. Mme Pilavci lui interdit de quitter sa chambre, et même de se trouver le lendemain dans le hall d’entrée de l’hôtel ou dans la rue menant à l’Assemblée nationale, révèle son témoignage. « On lui demandait de ne pas rentrer en contact avec les participants du PEQ, point barre », explique-t-elle.

« On m’a indiqué que je devais quitter Québec », témoigne pour sa part M. Bergeron.

Mme Pilavci, qui était également attachée politique du député de Québec solidaire Vincent Marissal au moment des faits, n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

M. Bergeron a intenté une poursuite de 100 000 $ en dommages contre l’APEQ, et 50 000 $ contre ses six administrateurs, pour gestes et propos diffamatoires.

« On ne souhaite pas de publicité. On aurait préféré qu’il n’y ait pas d’article de journal, ne pas prendre de procédures judiciaires et que le nom de toutes les parties ne se retrouve pas dans les médias », insiste MJean Bergeron, avocat et père de M. Bergeron, qui le représente dans le litige. « Mais il y a une injustice : on n’a pas respecté les droits fondamentaux de mon client en lui refusant l’équité procédurale », ajoute-t-il.

Aucune enquête

Dans plusieurs témoignages judiciaires, les administratrices admettent que, le soir du 4 janvier, l’APEQ n’a pas fait la moindre enquête avant d’expulser M. Bergeron.

Les plaignantes ne sont jamais rencontrées par les organisateurs.

M. Bergeron non plus. Il n’a, au moment de son expulsion, aucune idée de ce qu’on lui reproche. Il informe alors son père, qui prend la route de Montréal à Québec en pleine tempête de neige avec sa mère, psychologue, pour le rejoindre à l’hôtel.

Le lendemain, lorsque les administrateurs expliquent enfin leur décision, Mme Pilavci transmet par courriel la Politique de prévention des violences à caractère sexuel de l’APEQ à MJean Bergeron. « On m’a mentionné que [la décision a été prise à cause] d’évènements anecdotiques, mais que si ces évènements-là étaient pris dans un tout, on voyait une forme de pattern [qui] correspondait à la politique des violences à caractère sexuel », affirme M. Bergeron dans son témoignage.

Dix jours plus tard, l’organisation lui remet un rapport expliquant que son exclusion du PEQ avait pour but « d’assurer le confort des participant.es » et « le bon fonctionnement de la simulation pour tous.tes ».

« Établir une distance »

Le document précise que, dans les jours précédant l’évènement, certaines participantes ont signifié aux officiers du caucus des Bleu.e.s un inconfort d’être en présence de M. Bergeron à cause d’un « malaise [qui] repose sur une dynamique à l’université ».

Mme Bélanger, la participante qui a fait la crise de panique, aurait verbalisé son souhait d’« établir une distance » dans sa relation amicale avec M. Bergeron, après avoir appris l’existence d’une rumeur concernant des comportements répréhensibles de nature sexuelle.

S’en serait suivi un appel téléphonique entre elle et M. Bergeron, « dans lequel un témoignage non sollicité est partagé à la participante (trauma dumping) », indique le rapport. M. Bergeron lui aurait, à cette occasion, parlé de ses problèmes de dépression.

Le document ajoute que des participantes ont aussi dénoncé des comportements qui « ont donné l’impression aux participantes qu’elles étaient inférieures du fait qu’elles étaient des femmes (mansplaining) » lors de la simulation. M. Bergeron aurait notamment défié la présidente d’une des commissions parlementaires dans le cadre de la joute politique et fait preuve d’un manque de réceptivité aux « rappels à l’ordre ». Une autre participante aurait par la suite eu « de la difficulté à se concentrer en présence de [M. Bergeron] ». « Elle craint qu’il adopte des comportements non désirés en sa présence (basé sur des évènements s’étant déroulés à l’université). »

« C’est un peu flou »

Les documents judiciaires consultés par La Presse montrent que dans les semaines précédant la simulation, Samuel Vaillancourt a contacté la secrétaire de l’APEQ pour dénoncer M. Bergeron : « Tout d’abord, je tiens à faire un traumavertissement quant au sujet de cette conversation, lui écrit-il. Elle concerne des questions de VACS [violences à caractère sexuel] et harcèlement. » Il évoque ensuite vaguement, sans nommer M. Bergeron, des évènements qui se seraient déroulés « il y a environ trois ans », basés sur le témoignage anonyme « d’une amie qui a été témoin et [a vécu] une situation de violence sexuelle » le concernant.

Marie-Pier Désilets précise dans son témoignage que la dénonciation est liée à une « initiation » à un chalet dans le cadre d’activités étudiantes de l’Université de Montréal. « C’est un peu flou », admet-elle, reconnaissant qu’elle n’a pas cherché à connaître la nature des gestes : « Ce n’est pas de mes affaires. »

Avocate membre du Barreau, Mme Désilets dément aussi le fait que la décision d’expulser M. Bergeron est liée à la Politique de prévention des violences à caractère sexuel de la PEQ, dont elle était responsable. « Je me suis basée beaucoup sur mon gros bon sens », justifie-t-elle dans son témoignage. Que M. Bergeron ait commis ou pas des gestes répréhensibles n’est selon elle pas pertinent dans sa décision, reconnaît-elle. « Ce qui est important, c’est qu’à ce moment-là, ma simulation ne peut pas continuer parce que j’ai des gens qui ne se sentent vraiment pas bien. »

« Notre décision n’est pas basée sur un acte fautif. [Elle] est basée sur le fait qu’il y a un plus grand nombre de personnes qui […] sont inconfortables à l’idée que [M. Bergeron] demeure en tant que participant », explique pour sa part Fanny Dagenais-Dion, une autre avocate impliquée dans la décision, qui siégeait au conseil d’administration de l’APEQ.

Dans l’ensemble du dossier judiciaire consulté par La Presse, les explications restent imprécises quant à la « dynamique » universitaire évoquée dans le rapport, et encore plus nébuleuses quant à la violence à caractère sexuel qui est reprochée à M. Bergeron.

Ce dernier dément avoir commis quelque geste s’apparentant à de la violence sexuelle et assure n’avoir jamais fait l’objet d’une plainte auprès de l’Université de Montréal.

Banni d’un autre évènement

Son expulsion de la simulation n’a pas été sans conséquence. Quelques jours après les évènements, il a appris par courriel qu’il était aussi banni des Jeux de la science politique de l’Université de Montréal. Une des participantes des Bleu.e.s aurait contacté la direction des Jeux pour se plaindre « non officiellement » de M. Bergeron et l’informer de la décision de l’APEQ, allègue sa poursuite intentée contre l’APEQ et ses administrateurs. La direction aurait alors appliqué sa propre politique en matière de violence sexuelle pour l’exclure, jusqu’à ce que le Bureau du respect de la personne de l’université infirme la décision.

M. Bergeron a été « assimilé à un violeur et il a eu des pensées suicidaires », soutient sa poursuite. Il lui arrive « de s’isoler dans les toilettes de l’université, pour des périodes pouvant aller jusqu’à une heure » lorsqu’il se trouve dans des cours auxquels assistent d’autres participants de l’APEQ, ajoute le document.

lexique

Trauma dumping

Il ne s’agit pas d’un diagnostic, mais plutôt d’une façon dont une personne transmet un témoignage émotif non sollicité à une autre. « C’est souvent très chargé, très intense. La personne qui le fait ne s’assure pas que l’autre est capable de le recevoir », explique la psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier, professeure associée à l’UQAM. « Soit elle n’est pas attentive aux signes de non-réceptivité, soit elle n’est pas habile à lire ces signes, parfois parce qu’elle est débordée émotionnellement. » Ce « déversement de vécu » peut « mettre des images » dans la tête de celle qui le reçoit, mais l’utilisation du terme trauma dumping peut aussi « colorer » la compréhension d’un évènement « en soulevant l’idée du trauma », indique la psychologue.

Traumavertissement

Formule utilisée pour annoncer un contenu qui pourrait être dérangeant. « C’est une bonne chose si on s’adresse à des personnes qui n’ont pas développé les ressources nécessaires pour accueillir cette information », explique Geneviève Beaulieu-Pelletier. « Dans le fait d’émettre un traumavertissement, il y a une prise de position, une forme d’étiquetage, qui influence la lecture des évènements », ajoute-t-elle.

Mansplaining

Néologisme formé des mots « man » (homme) et « explaining » (expliquer), décrivant l’attitude d’hommes qui expliquent à des femmes des choses de façon condescendante.

Poursuivie pour avoir exprimé un « inconfort »

Mme Bélanger, la participante de 20 ans qui a fait une crise de panique en marge du Parlement étudiant du Québec (PEQ), dit être visée par une poursuite « bâillon » de 70 000 $ pour avoir seulement exprimé « des inconforts, malaises et craintes », alors qu’elle assure n’avoir jamais demandé l’expulsion de M. Bergeron.

Quelques semaines après avoir fait la crise de panique qui a mené à l’expulsion de M. Bergeron, Mme Bélanger a reçu une mise en demeure par huissier, signée par le père de M. Bergeron, MJean Bergeron. Il lui demandait de fournir une déclaration sous serment révélant toutes les informations dont elle disposait en lien avec des allégations de violence sexuelle dont elle aurait connaissance au sujet de son fils.

Mme Bélanger a refusé. Son avocate a qualifié la demande de « menace de type bâillon » témoignant d’un « manque d’empathie et [d’]une méconnaissance fondamentale de la traumatologie ».

MBergeron a alors déposé une poursuite contre l’étudiante, lui réclamant 70 000 $ pour diffamation, harcèlement psychologique « et une forme de bullying » à l’égard de son fils.

Cette poursuite s’ajoute à la poursuite intentée par M. Bergeron contre l’APEQ et ses six administrateurs, pour gestes et propos diffamatoires, à qui il réclame des dommages de 100 000 $ et de 50 000 $.

Dans une déclaration faite devant la Cour, MBergeron a admis qu’il ne cherche « pas à obtenir une condamnation » pécuniaire contre Mme Bélanger, mais plutôt à « comprendre ce qu’on reproche » à son fils en l’interrogeant.

« Si Mme Bélanger n’avait pas pu bénéficier d’un programme de protection juridique par son association étudiante de l’Université de Montréal, ça lui aurait coûté des dizaines de milliers de dollars pour se défendre d’une poursuite qui nous apparaît sans fondement », affirme Me Félix-Antoine Michaud, président du cabinet Novum, qui la représente.

« Nous nous questionnons sur les objectifs véritables du père de s’acharner sur une femme qui n’a fait qu’exprimer des malaises », ajoute MMichaud.

Pas la « distance nécessaire »

Les avocats de Mme Bélanger demandent à la Cour que MJean Bergeron soit déclaré inhabile à représenter son fils parce qu’il n’a pas la « distance nécessaire » pour agir comme avocat dans cette affaire. Cela « compromet les obligations d’indépendance, de désintéressement et d’objectivité qu’il doit à la fois à son client, au tribunal et au système judiciaire », allègue Mme Bélanger.

MBergeron a déjà été déclaré inhabile à représenter son fils dans sa poursuite contre l’Assemblée parlementaire des étudiants du Québec. Le Tribunal a statué que rien ne laisse croire que MBergeron « manque d’indépendance ou de distanciation », mais que les « circonstances exceptionnelles du dossier » justifient son retrait.

La Cour d’appel, qui doit trancher la question dans les prochains jours, a souligné que son fils pourrait subir un « préjudice irrémédiable » s’il était contraint à prendre un autre avocat à « des coûts exorbitants ».

Si les défendeurs « insistent autant pour dire que c’est le père qui est au dossier, ça me semble être parce qu’ils n’ont pas beaucoup de moyens de défense », rétorque MBergeron.

Mme Bélanger et M. Bergeron ont accepté mardi de participer à une conférence de règlement à l’amiable (CRA) en Cour du Québec, à condition que Me Bergeron ne participe pas à celle-ci. Les CRA sont un mode de règlement de litiges civils menés par des juges dans un cadre plus informel que le tribunal.

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