Critique de Nouvelle administration

L’alchimiste des mots

De retour après six ans, Philippe B peaufine encore plus son art chansonnier avec un album mélancolique, subtil et magnifiquement écrit.

Philippe B n’avait pas sorti d’album depuis La grande nuit vidéo en 2017. C’est long, six ans, mais « Tout a changé, tout est pareil », chante le doué auteur-compositeur-interprète dans la chanson titre de son sixième album en 18 ans. Et rien n’est plus vrai puisqu’on y retrouve intact ce talent unique qu’il a pour saisir la vie dans ses plus infimes mouvements, et pour les mélodies en mode mineur qui tordent doucement le cœur.

S’il y a un faiseur de chansons qui est le digne descendant de la lignée des Félix Leclerc, c’est bien Philippe B. Je t’attends, qui ouvre l’album, est d’ailleurs une référence à peine déguisée au poète de l’île d’Orléans – les accords de guitare qui roulent comme des vagues, les phrases évocatrices : « Dans le triste confort/De l’alouette qui dort/Et rêve d’un pays ». Souterrain nous ramène à Richard Desjardins – une mine en Abitibi, « J’ai compris quand j’étais jeune/La vie c’est pas bar open, faut travailler » –, il y a du Sylvain Lelièvre dans la langueur de Marianne s’ennuie.

Il y a surtout une écriture tellement ciselée et parfaite, où aucune phrase n’est inutile ou bâclée, et dans laquelle on ne sent pas l’effort, seulement une maîtrise parfaite de la langue. Philippe B est un poète alchimiste du mot juste, et il raconte ici avec beaucoup de retenue – mais non sans émotion – les cycles de l’existence, les changements qu’on attend ou non, la beauté et l’inquiétude de cette grande aventure qu’est la vie, qu’il observe avec lucidité et tendresse.

Des arrangements à la réalisation, l’auteur-compositeur-interprète a été aux commandes de tous les aspects de cet album dépouillé, dans lequel il joue aussi de la majorité des instruments — guitares, piano, percussions, basse —, fait l’échantillonnage… Il y a bien sûr du monde pour l’appuyer, José Major à la batterie et Philippe Brault à la basse, mais surtout Guido Del Fabbro au violon, Jocelyn Roy à la flûte, Sheila Hannigan au violoncelle et Annick Beauvais au hautbois, qui viennent habiller subtilement les chansons par petites touches délicates, et imprimer une douce mélancolie à l’ensemble.

Nouvelle administration est un album qu’on déguste en prenant son temps, en savourant chaque phrase, en apprivoisant chaque mélodie, en se disant que la chanson d’ici, entre les mains de Philippe B, s’inspire admirablement bien de la tradition pour mieux la projeter vers l’avant.

Chanson

Nouvelle administration

Philippe B

Bonsound

8/10

Critique de London Ko, de Fatoumata Diawara

Son blues est une couleur chaude

Avec Damon Albarn à ses côtés, Fatoumata Diawara signe un album aux accents pop et groove, axé sur les collaborations.

Sa musique, c’est le blues, dit-elle. Il ne faut toutefois pas prendre Fatoumata Diawara au pied de la lettre quand elle dit ça. London Ko, son plus récent disque, ne sonne pas comme s’il avait été créé au bord du Mississippi. Il ne s’inscrit pas non plus dans le sillon du blues malien, une autre tradition bien ancrée.

Son blues, c’est d’abord un état d’esprit. « Une manière de transformer ce qui devrait te faire pleurer en sourire », avait-elle expliqué à La Presse, en 2021. Sete, troisième chanson de London Ko, enregistrée avec le Brooklyn Youth Chorus, en est un bon exemple : son fond de tristesse est entre autres allégé par un chœur d’enfants. Sur des chansons comme Nsera (en duo avec Damon Albarn de Blur et Gorrillaz) et Seguen, c’est plutôt le groove qui fait que ses bleus deviennent des couleurs chaudes.

London Ko — pour London/Bamako — est un disque souvent joyeusement funk, plein de claviers et d’accents qui virevoltent. C’est à la fois plus pop, bien moins folk, et encore plus fort en groove que ce à quoi la chanteuse malienne nous a habitués dans le passé. Et cet élan passe notamment par de multiples collaborations.

Outre celle avec Damon Albarn, réalisateur d’une partie du disque, elle chante avec la chanteuse neo-soul Angie Stone, la star nigériane Yemi Alade, le pianiste cubain Roberto Fonseca et le rappeur ghanéen M. anifest. Sa collaboration avec -M-, qui a réalisé son album Fenfo (2018), s’avère la plus faible du lot : il se limite à une narration susurrée trop précieuse, semblable à ce qu’il a fait sur Manitoumani, chanson issue d’une collaboration précédente avec Fatoumata Diawara, Sidiki Diabaté et le grand joueur de kora Toumani Diabaté.

Ce morceau mis à part, London Ko est un disque plein d’enthousiasme et d’arrangements colorés. Les instruments acoustiques (guitares, piano), les électriques (basse rebondissante, guitares électriques) et les claviers y dansent main dans la main. Fatoumata Diawara atteint son objectif : ce disque-là ne peut pas ne pas faire sourire le corps et les oreilles.

POP AFRICAINE

London Ko

Fatoumata Diawara

Montuno Producciones / Wagram

7,5/10

Critique de My Soft Machine, d’Arlo Parks

Habile douceur pop

Sur son second album, la Britannique Arlo Parks invite l’auditeur à une incursion encore plus profonde et mélodique dans sa psyché et son quotidien.

Gagnante du prix Mercury pour son somptueux premier disque, la jeune Arlo Parks s’est imposée ces dernières années comme l’une des nouvelles voix de la pop. Chez Parks, cette pop moderne parle de traumatismes, de santé mentale, d’amour entre femmes, sur fond de R&B et de soul.

On entend sur My Soft Machine quelques prises de risque. Sans aller se perdre dans des dédales expérimentaux, tout en gardant sa touche distincte, l’auteure-compositrice-interprète en fait plus qu’avec son premier disque. C’est louable, même si ce n’est pas toujours gage d’une meilleure qualité.

Les guitares et les synthétiseurs canalisent bien en musique ce que les paroles transmettent. Le tout est réfléchi, très cohérent. La plume d’Arlo Parks, qui avait déjà fait ses preuves, est plus précise que jamais, plus poétique aussi.

Sa douce voix nous raconte des histoires pour nous transmettre des émotions. Des moments précis que l’artiste décrit avec une aisance qui donne l’impression qu’il est facile d’écrire de si beaux textes. Parfois, elle choisit plutôt de chanter directement le fil de ses pensées. « I wish I was bruiseless », murmure Parks sur la vaporeuse pièce d’ouverture, où son élocution ressemble plus à du spoken word (comme elle l’a déjà fait sur son premier disque). Elle y raconte que presque tous les gens qu’elle aime ont subi des agressions, et qu’elle aussi.

Sur cet album, la Britannique se tourne encore vers l’amour, ce qu’il a de bon et les souffrances qu’il lui cause également. Il est décevant de réaliser que Phoebe Bridgers, seule invitée sur le disque, est presque absente de l’une des chansons d’amour du disque, Pegasus. Le potentiel était pourtant énorme.

Mention spéciale pour terminer à la reprise de la chanson Mystery of Love, de Sufjan Stevens, que l’on retrouve sur l’édition spéciale du disque. La pièce, déjà parfaite lorsque Stevens l’interprète, est d’une douceur et d’une beauté poignantes entre les mains d’Arlo Parks.

Pop

My Soft Machine

Arlo Parks

Transgressive Records

7/10

Critique de Femmes de légende

Élisabeth Pion, peintre d’atmosphères

Des portraits de femmes et d’autres bonbons pianistiques par une jeune artiste à suivre.

Élisabeth Pion fait partie des jeunes pianistes qui montent au Québec. À 27 ans, cette ancienne élève d’André Laplante au Conservatoire de Montréal (comme Charles Richard-Hamelin) a déjà fait ses débuts au Wigmore Hall de Londres, ville où elle s’est perfectionnée durant quelques années.

La preuve qu’elle monte est qu’elle se produira en soliste avec deux orchestres montréalais l’an prochain : en ouverture de la saison d’Arion en octobre dans Mozart et Hélène de Montgeroult et avec le Métropolitain en janvier dans un concerto de la Lettonne Lūcija Garūta (1902-1977).

On voit tout de suite que Pion aime sortir des sentiers constamment battus, ce que son premier disque, chez Atma, intitulé Femmes de légende, montre avec acuité.

Le gros morceau du disque est le recueil éponyme – fabriqué de toutes pièces récemment par un éditeur allemand à partir de morceaux épars – de portraits de sept femmes mythiques de la compositrice française Mel Bonis (1858-1937). Les visages de Mélisande, Desdémone, Salomé et d’autres défilent ainsi sous nos yeux dans un idiome impressionniste de bon aloi. Une musique charmante, quoique pas nécessairement bouleversante.

Lili Boulanger occupe aussi une place importante avec son imposant et grave Thème et Variations en do mineur, plus quatre pièces brèves. Une profondeur qui nous fait amèrement regretter sa mort à 24 ans de la tuberculose.

Le reste du disque, plus lâchement lié au monde féminin, découle de la passion avouée de la pianiste pour la musique française, ce qui nous donne d’entendre l’intéressante suite Au gré des ondes, composée par un jeune Dutilleux pour la radio naissante, ainsi que L’isle joyeuse de Debussy.

Deux « accrocs » à la francitude du projet : un arrangement par Thomas Adès de la « Berceuse » de son propre opéra The Exterminating Angel, et un doux morceau aux accents jazz composé par Pion.

La captation, réalisée l’hiver dernier dans le cadre avantageux de la salle de concert du Domaine Forget, met en valeur le jeu subtil de la pianiste, qui montre un véritable amour pour cette musique et un art consommé de l’atmosphère pianistique. Un nom à retenir.

On pourra entendre une bonne partie de ce programme lors d’un récital d’Élisabeth Pion au Festival Classica le 3 juin prochain (21 h) à l’église presbytérienne St. Andrew’s de Saint-Lambert.

Musique classique

Femmes de légende

Élisabeth Pion

Atma

8,5/10

Critique de Nacksaw Jim Duggan

Entre cohésion et confusion

Le Québécois Rami Bizzle, de Planet Giza, est derrière l’un des beats du premier album d’Estee Nack sur l’étiquette Griselda, qui domine le rap underground américain depuis quelques années.

Lors d’entrevues, Connaisseur Ticaso, Nicholas Craven et Mike Shabb m’ont tous parlé de l’influence du collectif Griselda sur leur son actuel, une réinterprétation du boom-bap des années 1990 qui se caractérise par des beats construits à partir d’échantillonnages (sampling) rythmés par de puissantes percussions.

Une tendance récente voit toutefois ces dernières disparaître ou être réduites au minimum, un genre appelé en tout logique drumless. La cadence de la voix et les samples deviennent alors les piliers de la pièce.

La leçon hip-hop du jour est également un préambule qui permet de présenter Estee Nack, l’un des meilleurs rappeurs dans ce style presque a capella. Prolifique, il lance plus d’un album par année depuis environ cinq ans.

Nacksaw Jim Duggan est toutefois son premier sous l’étiquette Griselda. Westside Gunn, cofondateur de celle-ci, n’a pas encore accroché son micro, mais se considère aujourd’hui davantage comme un « curateur ». Tel un directeur artistique, il supervise entre autres le choix des beats, des collaborateurs et du visuel. Les albums Pray for Haiti, de Mach-Hommy, et Kiss the Ring, de Rome Streetz, sont parmi ses œuvres les plus achevées.

À l’instar de celles-ci, Nacksaw est d’une grande cohésion et fait briller les caractéristiques uniques de son artiste principal. Dans le cas d’Estee Nack, il s’agit d’un flow autoritaire, d’une énergie singulière et de récits authentiques. Le MC de Lynn, au Massachusetts, peint des images qui sont à la fois vives et brutes. D’origine dominicaine, il saupoudre ses textes d’espagnol.

La musique est principalement assurée par l’équipe de production de Griselda, soit Conductor Williams, Camoflauge Monk et Denny Laflare, puis Crucial The Guillotine. Le Québécois Rami Bizzle, de l’excellent trio Planet Giza, a également composé le morceau SpaceX, l’un des plus réussis des 14.

À une époque où bien des albums rap comptent à peine une douzaine de chansons, on trouve que Nacksaw s’étire un peu. BRAP, le précédent d’Estee Nack produit par V Don — l’un de nos préférés —, s’est limité à 11 et est supérieur.

Ce type de rap n’est assurément pas pour tous. Les beats peuvent manquer de rythme pour certains, alors que les rimes peuvent sembler éparpillées. En ce qui nous concerne, c’est le sentiment de liberté combiné au souci du détail qui nous charme. Nacksaw n’est pas un chef-d’œuvre, mais est unique en son genre.

Rap

Nacksaw Jim Duggan

Estee Nack

Griselda Records

6,5/10

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