La crise (télévisuelle) de l’homme

Vous avez peut-être vu la scène à la télé ou vous en avez entendu parler. Un prof du secondaire perd les pédales et débite des insanités à ses élèves dans le premier épisode du Bonheur, à TVA. Il livre le fond de sa pensée à ces « petits trésors précieux », des « imbéciles » qui ne savent plus accorder le mot cheval au pluriel et « voudraient décider du sexe des chaises ».

On a souligné la drôlerie de ce dérapage en règle, joué avec une intensité mémorable par Michel Charette. Mais on a surtout retenu un côté de la médaille. Celui qui représente les adolescents d’aujourd’hui comme « la génération la plus débile que la Terre ait connue ». Une génération qui souhaiterait qu’une autoroute puisse déterminer elle-même les déterminants et pronoms idoines pour la (ou le) désigner. « C’est son choix », dit une élève.

Les monomaniaques du « wokisme » ont gloussé de plaisir à l’évocation de cette caricature volontairement grossière de la jeunesse d’aujourd’hui. Peut-être parce qu’ils se reconnaissaient dans le discours de ce prof excédé, en pleine crise de nerfs. Et qu’ils accordent une quelconque valeur à son propos.

Ce que l’on a moins fait remarquer – l’autre côté de la médaille –, c’est la manière avec laquelle les auteurs (François Avard et Daniel Gagnon) ont du même coup, dans la même scène et le même discours, illustré de manière tout aussi caricaturale le mépris et l’incompréhension d’un représentant de la génération X pour la génération Z.

François Plante, incarné par Michel Charette, semble réfractaire à l’idée de faire évoluer sa pensée et de reconnaître la moindre revendication de groupes minoritaires. La nouvelle orthographe lui fait faire une syncope. On n’ose imaginer ce que provoquerait chez lui la présence dans sa classe d’un élève transgenre. Ne lui parlez pas d’écriture épicène, ça va l’achever.

Que les commentateurs aient surtout retenu le portrait brossé d’une jeunesse élevée dans la ouate revendicatrice jusqu’à l’absurde en dit long sur notre rapport aux personnages de fiction et sur ceux qui écrivent les séries télé. Plusieurs voient un prof en perte de contrôle insulter des mineurs, renverser violemment leurs pupitres… et se disent : « C’est vrai que les jeunes sont lourds. »

Par où commencer ?

Qu’ils le veuillent ou non, avec cette scène comique qui perpétue de nouveaux stéréotypes, Avard et Gagnon participent à cette tendance lourde de la télévision, ici comme ailleurs, de présenter l’homme – surtout l’homme blanc hétérosexuel au mitan de la vie – comme une victime.

Une victime de son entourage, de sa société, de la jeunesse éveillée aux inégalités, des féministes ou des groupes minoritaires et marginalisés.

Comme ce François Plante, prof du secondaire démissionnaire du Bonheur, qui a l’impression qu’il ne peut plus rien dire à cause des jeunes « iels ». Ou ce Christian (Christian Bégin), prof d’université suspendu des Mecs, qui a l’impression qu’il ne peut plus rien faire parce qu’il doit assister à un atelier sur le consentement (qu’il tourne en dérision), en raison d’une liaison avec une étudiante qui a 30 ans de moins que lui.

Ils ont en commun d’avoir la cinquantaine et de trouver risibles ceux qui, de toutes sortes de manières, parfois exagérées et maladroites, contestent l’ordre établi. Et qui n’acceptent plus simplement le « c’est comme ça parce que ç’a toujours été comme ça » de ceux qui sont en position d’autorité.

Je constate qu’il y a plusieurs personnages masculins à la télé (américaine aussi) qui dépensent énormément d’énergie à tenter de ne pas avoir l’air de mononcles… tout en regrettant l’époque pas si lointaine où ils pouvaient donner libre cours à leur mononcle intérieur sans craindre les moindres représailles.

« Les hommes ont peur de mourir de deux choses : du cancer du côlon et des changements de société ! », dit le jeune personnage incarné par Selena Gomez à ses deux voisins baby-boomers dans la très divertissante série de Disney+ Only Murders in the Building.

L’homme blanc d’un certain âge serait en déroute et en perte de repères, si l’on en croit la télé, qui nous renvoie constamment cette image, et de manière encore plus claire depuis quelques années.

J’en parlais cette semaine avec Stéfany Boisvert, elle-même professeure spécialisée en télévision à l’École des médias de l’UQAM, à l’émission On dira ce qu’on voudra à la radio de Radio-Canada.

On ne compte plus les personnages masculins qui ont l’impression que le tapis se dérobe sous leurs pieds et qui craignent de perdre leur place et leurs acquis enviables dans la société, avec la panoplie d’« injonctions wokes » des plus jeunes générations et du « discours revanchard » (marque déposée) de féministes dignes de « Big Mother », qui les empêchent de tourner en rond. De toute façon, ils ne savent plus sur quel pied danser.

Ils estiment que le retour du balancier – vers plus de parité, plus de diversité, plus d’égalité – est avant tout une injustice à leur égard. Une menace aux privilèges qu’ils détiennent, mais refusent de reconnaître. On y revient, encore et toujours.

Pourquoi entend-on autant ce discours à la télé ? Notamment parce qu’il est largement relayé par les médias, dans l’air du temps et populaire auprès du public et des scénaristes, tous deux vieillissants. C’est, en somme, la perspective dominante. Or, cette représentation de la masculinité en crise, victime des revendications des dernières décennies, serait une généralisation lourde de sens, estime Stéfany Boisvert.

« C’est un discours qui a parfois des connotations antiféministes », dit-elle.

« C’est un discours qui vise à dire que les hommes cis blancs hétéros seraient les grands perdants des transformations sociales. »

– Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM

« Quelque part, c’est comme si on disait que le féminisme ou les mouvements pour les droits civiques seraient allés trop loin. » C’est aussi, croit-elle, une façon d’invisibiliser les difficultés, les formes de discrimination et de marginalisation dont sont victimes les groupes minoritaires (les hommes racisés ou la communauté LGBTQ+, par exemple). « Comme si on disait que ça va bien pour tout le monde… sauf pour les hommes. »

Ce qui, on en conviendra, est loin d’être le reflet de la réalité.

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