Mettre de l’huile sur le woke

Être ou ne pas être woke, voilà la question du jour.

Je suis fascinée par l’ascension spectaculaire du mot woke dans nos débats publics.

Ce mot, plutôt discret jusqu’à tout récemment au Québec, souvent confondu avec son cousin sans e désignant une grande poêle utilisée dans la cuisine chinoise, a fait une entrée fracassante à l’Assemblée nationale cette semaine, déguisé en insulte dans la bouche du premier ministre.

Ce n’est pas pour me vanter, mais il paraît que je fais moi-même partie de la secte woke.

J’avoue que j’ignorais tout de ma condition sectaire avant que le mot commençant par w fasse une entrée remarquée dans ma collection 2020-2021 de prêt-à-penser d’insultes que m’envoient des lecteurs.

Je dénonce des discours toxiques et haineux ? Je suis moi-même une « woke toxique et haineuse ».

Je parle de justice pour les survivantes d’agressions sexuelles ? Je suis une « crisse de woke ».

Je dénonce le racisme ? Je suis une « woke multiculturaliste ».

Bref, vous voyez le genre…

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Piqué au vif par un Gabriel Nadeau-Dubois qui lui reprochait de faire un Maurice Duplessis de lui-même, François Legault a rétorqué que Duplessis, malgré ses défauts, « défendait sa nation » et « n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire ».

Le dictionnaire Oxford nous dit que le mot woke sert principalement à désigner une personne qui demeure éveillée devant la discrimination et les injustices raciales ou sociales, ce qui n’a rien de péjoratif en soi. Littéralement, ça veut dire « réveillé ». Le mot, popularisé notamment par le mouvement Black Lives Matter, a été emprunté à la langue vernaculaire afro-américaine, dans le contexte historique de la lutte pour les droits des Noirs aux États-Unis. « Stay woke », c’était d’abord une mise en garde.

Pour survivre, il fallait être aux aguets, rester bien éveillé face au danger, surtout quand la nuit tombait.

Il le faut toujours, pourrait-on dire. Le racisme, les injustices et les violences policières que subissent toujours les personnes noires les obligent encore à rester éveillées quand d’autres peuvent dormir en paix. Et pas juste aux États-Unis. Si vous en doutez, allez lire le troublant reportage de ma collègue Katia Gagnon sur le profilage injustifié que subissent les personnes noires à Repentigny. Elles sont trois fois plus susceptibles d’être interpellées par la police que des personnes blanches. Encore plus fréquemment le soir. C’est aussi le cas à Montréal.

Le dictionnaire personnel de François Legault inclut une définition de son propre cru du mot woke, bien loin de son sens premier. « Un woke, c’est quelqu’un qui veut nous faire sentir coupables de défendre les valeurs de la nation québécoise [et] de défendre ses valeurs », a-t-il tenu à préciser, jeudi, en point de presse.

En formulant une telle définition, le premier ministre fait écho à la pensée de Mathieu Bock-Côté, un de ses auteurs fétiches, qui fait griller du woke à la sauce réactionnaire sur toutes les tribunes de part et d’autre de l’océan, tout en criant à la censure. Tant et si bien qu’à le lire et à l’entendre ajouter sans cesse de l’huile sur sa propre poêle calcinée, on pourrait en arriver à croire qu’il n’y a pas pire menace dans le monde occidental que « l’idéologie woke ».

L’urgence climatique ? Bof ! L’accroissement des inégalités ? Bof ! La montée de l’extrême droite ? Bof ! Tout ça n’est-il pas fantomatique et insignifiant alors que nous guette le péril woke ? Pourquoi lever le nez sur une bonne polémique qui permet de marquer des points sur le dos de minorités tout en se contrefichant des injustices qu’elles vivent ?

Suis-je la seule à penser qu’il y a dans cette démagogie quelque chose d’indécent ?

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