100 ANS DE LEICA

UN APPAREIL QUI A CHANGÉ LE MONDE

Il y a 100 ans, un ingénieur allemand inventait un appareil photo professionnel assez petit pour être transporté dans une poche. La dynastie Leica était née – et allait changer le monde.

100 ans de Leica

« Tu cliques, tu fonds »

Ce n’est pas l’appareil photo le plus rapide du monde. Il ne fait pas la mise au point pour vous. Vous devez débourser le prix d’une voiture pour l’obtenir et l’appareil n’est pas léger : prendre un Leica donne l’impression de tenir dans ses mains le plus petit char d’assaut du monde.

Ses critiques le qualifient d’« appareil photo de dentiste », de trophée. Ses adeptes répondent qu’il est sans égal : avoir un Leica, c’est posséder l’art de la photographie concentré dans un boîtier de magnésium de 13,9 cm sur 8 cm sur 4,2 cm.

« Tu cliques, tu fonds », résume Jean Bardaji, propriétaire de la boutique de photo Camtec, rue Notre-Dame, et fan de Leica depuis plus de 30 ans.

Leica a inspiré les plus grands : Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, Robert Frank… Des photos parmi les plus célèbres du XXsiècle ont été prises avec un Leica, dont le fameux portrait de Che Guevara, d’Alberto Korda, et de la « petite fille au napalm », durant la guerre du Viêtnam, prise par Nick Ut, pour n’en nommer que deux.

Le centenaire de Leica, c’est bien plus que l’anniversaire d’une marque : c’est la photographie telle qu’on la conçoit aujourd’hui qui a vu le jour dans un atelier de Wetzlar, en Allemagne, à l’aube de la Première Guerre mondiale, explique M. Bardaji.

« Avant Leica, il fallait pratiquement être ingénieur pour prendre une photo. Les appareils étaient compliqués, lourds, encombrants. Le génie de Leica, ç’a été de sortir l’appareil du studio, tout en gardant un niveau de qualité exceptionnel. »

100 ANS

En 1914, un ingénieur de 34 ans du nom d’Oskar Barnack a fabriqué un appareil photo qu’il pouvait avoir sur lui durant ses promenades. Il a créé un boîtier capable de recevoir une version réduite de la pellicule utilisée dans les caméras cinématographiques. Le prototype du premier Leica était né.

L’invention a été commercialisée en 1924 par le patron de M. Barnack, l’industriel Ernst Leitz, qui a pris le risque de faire fabriquer l’appareil en pleine Dépression d’après-guerre.

« Si mon pari est le bon, ce petit appareil photo offrira une opportunité d’emploi pour nos travailleurs », avait-il déclaré.

Les prochaines décennies allaient lui donner raison : les appareils Leica (nom formé des trois premières lettres du nom de famille de M. Leitz et de « ca » pour camera) ont lancé le photojournalisme et « humanisé » la photographie.

Désormais, les photographes pouvaient se déplacer facilement avec un appareil photo et se rendre dans les zones de conflit… comme au café du coin.

Carl Valiquet, photographe québécois établi à Bali, explique que c’est l’utilisation « instinctive » des Leica qui l’a attiré, dans les années 90.

« Lorsque je vois une scène qui m’intéresse, je la compose mentalement puis je porte le Leica à mon œil droit tout en gardant l’œil gauche ouvert », dit-il.

La majorité des modèles de Leica sont des appareils télémétriques (rangefiner, en anglais), c’est-à-dire que le photographe voit la scène par une petite lunette de verre situé dans le coin supérieur droit de l’appareil. Cela permet aux boîtiers des Leica d’être plus compacts, discrets et silencieux que les autres appareils professionnels de type Nikon ou Canon, qui utilisent un système de miroirs pour permettre au photographe de voir à travers la lentille de l’appareil.

C’est aussi la qualité des lentilles Leica qui a séduit M. Valiquet. « Je crois que chacun des objectifs Leica a sa personnalité propre et confère un look unique aux images. » L’entreprise ne renie pas son histoire : les objectifs Leica des années 30 sont toujours compatibles avec les appareils photo de 2014.

Jean Bardaji, lui, s’est intéressé à Leica alors qu’il habitait à New York, au début des années 80. « J’ai acheté mon premier Leica en 1981. C’était un M5 que j’avais payé 850 $ US (2150 $ US en dollars d’aujourd’hui). C’était une fortune pour moi. Mon histoire est loin d’être unique : de nombreux amateurs de Leica n’ont pas les moyens d’en acheter un, alors ils mangent moins bien pour boucler leur budget ! »

Dans sa boutique de la rue Notre-Dame, une quarantaine d’appareils Leica datant des dernières décennies sont en vente, en plus des appareils neufs de la marque.

S’il apprécie la qualité et la simplicité des appareils Leica, M. Bardaji dit se méfier du « fétichisme » de certains amateurs de la marque. « Il y a des gens qui recherchent tel appareil Leica produit à 800 exemplaires en 1990 avec une vis argentée plutôt que noire sur le devant… Ça peut devenir bizarre. »

Au fil des ans, Leica a connu des périodes difficiles. Inscrite à la Bourse de Francfort, Leica a vu sa valeur chuter, jusqu’à frôler la faillite. Le virage numérique de l’industrie lui a fait mal : il y a 10 ans à peine, l’entreprise refusait toujours d’embrasser cette nouvelle technologie.

Au nadir, elle a été rachetée en 2004 par l’homme d’affaires Andreas Kaufmann, qui a amorcé le virage numérique. L’entreprise a lancé son premier modèle rangefinder numérique deux ans plus tard.

Des entreprises comme Fujifilm et Sony ont lancé leurs lignes inspirées de l’héritage des Leica, mais dont le prix n’est qu’une fraction de celui exigé par l’entreprise allemande. Ces appareils ont reçu un accueil critique et commercial enthousiaste.

L’un des mythes contre lesquels M. Bardaji aime se battre veut que Leica soit un produit d’élite, un boys club qui voit d’un œil suspect les nouveaux venus. Les récentes collaborations de Leica avec la maison de maroquinerie Hermès, de Paris, contribuent à perpétuer cette image. Brad Pitt, Seal et Martha Stewart se sont tous fait photographier ces dernières années avec leur Leica entre les mains.

« Des fois, j’ai l’impression que l’entreprise elle-même joue contre moi, dit M. Bardaji en riant. Beaucoup de mes clients ne sont pas fortunés. Ils achètent un Leica usagé, ils achètent une seule lentille… C’est une passion. Il y a une voix dans notre tête qui nous pousse vers ça. Une fois qu’on l’entend, on ne peut rien y faire. »

100 ans de Leica

Fanatiques de Leica

Nous avons demandé à des photographes québécois de nous expliquer leur amour pour les appareils Leica.

CARL VALIQUET

Photographe de voyage et directeur photo établi à Java, en Indonésie

Pourquoi choisir un Leica ?

Lorsque je prends mon Leica en main, je retrouve la passion de vouloir créer des images. Cet outil me rappelle pourquoi j’ai abandonné mes études universitaires en 1976 pour m’exprimer en images.

Un désavantage des Leica ?

Selon mon expérience, un Leica numérique est un beau bijou dispendieux et délicat : j’ai dû par deux fois faire changer le capteur de mon Leica M9.

Avez-vous une anecdote de photo à partager ?

J’étais à La Havane, dans un club de boxe pour jeunes garçons où je faisais un film-photo. J’ai décidé de monter sur l’arène avec un jeune de 9 ans pour faire des images en cadence rapide. Je faisais de mon mieux pour danser autour du jeune boxeur tout en déclenchant l’obturateur tandis que lui m’envoyait des coups avec ses gants sans me toucher. Mais dans le feu de l’action, le boxeur a cogné l’appareil photo qui m’a frappé en plein front. Le M6 et moi avons survécu. J’aime le Leica M6, mais pas au point de l’avoir étampé dans le front !

ÉRIC LAJEUNESSE

Photographe professionnel depuis près de 20 ans

Quand avez-vous acheté votre premier Leica ?

J’ai acheté mon premier Leica il y a 18 ans cette année, quand j’ai appris que j’allais devenir père. J’avais fait une bonne année, je voulais célébrer, l’occasion était belle !

Pourquoi choisir un Leica ?

Quand tu apprends à bien l’utiliser, c’est un appareil exceptionnel. Il est compact, discret, il ne crie pas « je suis photographe ». C’est un bel outil pour immortaliser notre époque.

Un désavantage des Leica ?

Ils sont trop chers… Ils sont fous, ces Allemands !

Avez-vous une anecdote de photo à partager ?

Utiliser un Leica n’est pas évident du premier coup. Au début, quand j’ai eu mon appareil, mes photos étaient moins bonnes qu’avant ! Petit à petit, j’ai appris à utiliser l’appareil. Aujourd’hui, je fais 90 % de mon travail de photographe sur mes Leica.

YVES BEAULIEU

Photographe et professeur de photographie

Quand avez-vous acheté votre premier Leica ?

Autour de 1981. J’en rêvais depuis longtemps. 

Pourquoi choisir un Leica ?

Ce n’est pas par snobisme qu’on utilise les Leica. C’est pour travailler avec un appareil mythique, qui permet d’être près des gens : comme l’objectif est fixe, il faut être à quatre, cinq, six pieds de notre sujet. Ça rend les images plus intéressantes.

Un désavantage des Leica ?

Le prix : c’est rendu quoi, 8000 $ ? C’est fou.

Avez-vous une anecdote de photo à partager ?

C’est le bonheur d’avoir toujours son appareil avec soi. Un jour, j’allais aider ma mère à déménager. J’arrive avec mon Leica au cou, comme pratiquement tout le temps. Ma mère n’était pas contente, elle m’a dit : « Yves, tu es malade. Aujourd’hui, on ne prend pas de photos, on déménage ! » J’ai répondu « On ne sait jamais ». Après le déménagement, j’entends des tam-tams au loin. C’était la Carifête. Je suis revenu 1 h 30 plus tard… avec une photo que j’aimais beaucoup dans ma série.

THOMAS LABERGE BRIÈRE

Jeune photographe montréalais

Quand avez-vous acheté votre premier Leica ?

J’ai acheté mon premier et seul appareil Leica en 2012. C’est un Leica M6 Classique analogique (appareil à film) qui date de 1985. Je compte le garder pour le restant de ma vie !

Pourquoi choisir un Leica ?

J’ai toujours été intrigué par le monde du film. Plusieurs photographes qui m’inspirent (René Burri, Alex Webb, Marc Riboud, Larry Towell, Elliot Erwitt, Saul Leiter, etc.) ont tous utilisé un appareil Leica à un moment ou un autre.

Un désavantage des Leica ?

L’univers Leica n’est pas pour tout le monde ; certains pourraient dire que ce sont des appareils plus lents, moins performants en basse lumière que certains appareils modernes…

Avez-vous une anecdote de photo à partager ?

Mes petites sœurs (7 et 10 ans) qui grandissent dans l’univers des iPad et iPhone m’ont souvent demandé de voir les photos que je prenais d’elles sur l’écran de mon appareil. Elles ont été très surprises de voir qu’il n’y a pas d’écran. Elles m’ont demandé pourquoi je ne prenais pas de photos d’elles avec mon iPhone…

JEAN-FRANÇOIS GRATTON

Photographe et associé de Shoot Studio

Quand avez-vous acheté votre premier Leica ?

Dès que j’ai eu un peu de sous, j’en ai acheté un. Et je l’ai toujours. C’est un Leica M2 1958. J’ai conservé la lentille d’origine. Ça fait 30 ans. Et j’ai eu entre les mains une centaine d’appareils ! Quand je le sors pour le travail, c’est pour quelque chose de très particulier. Comme pour la campagne publicitaire du TNM, il y a 13 ans.

Pourquoi choisir un Leica ?

C’est l’appareil le plus important que j’ai jamais eu. C’est une manière de voir. C’est un appareil réellement à part. Avec un Leica, on est continuellement connecté à son image.

Un désavantage des Leica ?

La peur d’avoir des regrets si je suis un jour obligé de vendre un objectif ou un boîtier !

Avez-vous une anecdote photo avec Leica à partager ?

J’ai eu un Leica au cou tous les jours pendant trois mois dans les Pyrénées l’année passée. J’ai réalisé que la marche et la photographie sont un « match » parfait !

– Avec Isabelle Massé, La Presse

100 ans de Leica

2,77

millions US

Somme payée, en 2012,  par un collectionneur anonyme, dans un encan à Vienne, en Autriche, pour une Leica série 0, dont seulement 25 unités avaient été produites en 1923. C’est l’appareil photo le plus cher du monde.

– Nicolas Bérubé, La Presse

100 ans de Leica

Un investissement ?

Dans les boutiques spécialisées et sur l'internet, des appareils Leica usagés se vendent des milliers de dollars. Est-ce dire qu’acheter un Leica peut être un investissement ? Jean Bardaji, propriétaire de la boutique de photographie Camtec, ne le croit pas. « Certains appareils très rares ont pris de la valeur, c’est vrai, et si vous prenez soin de votre appareil, vous pourrez le revendre éventuellement, dit-il. Mais acheter un Leica, ce n’est pas un investissement. C’est acheter un excellent outil. »

– Nicolas Bérubé, La Presse

100 ans de Leica

Combien ?

Les appareils Leica sont chers. Très chers. Êtes-vous bien assis ? Le tout dernier modèle, LEICA M-P, coûte 8875 $. Pour le boîtier seulement ; il faut compter plusieurs milliers de dollars pour acheter une lentille haut de gamme. Pour un boîtier et quelques bonnes lentilles, des amateurs peuvent payer 20 000 $, voire plus. Un modèle plus « abordable », le Leica T, coûte 2067 $ (plusieurs amateurs achètent du matériel d’occasion, moins cher). Leica souligne que le prix de ses appareils reflète la haute qualité des matériaux et des technologies utilisés. Les prix ne semblent pas freiner l’engouement : plusieurs appareils sont en rupture de stock.

– Nicolas Bérubé, La Presse

100 ans de Leica

Leica marque le coup

Les images sont magnifiques. Statiques, elles attirent l’attention et représentent le siècle écoulé depuis la création des appareils photo Leica. Pour souligner cet anniversaire, l’agence de publicité F/Nazca Saatchi & Saatchi, de São Paulo, a conçu une publicité de deux minutes qui retrace de grands moments de la photo.

On a en effet mis en scène des photos qui ont fait l’histoire ou des moments marquants figés sur caméra. Ainsi, on revisite les célèbres clichés du baiser dénudé de John Lennon à Yoko Ono d’Annie Leibovitz, du baiser de l’hôtel de ville de Robert Doisneau ou encore des jumelles identiques de Diane Arbus. 

« Nous avons planifié ce film pendant six mois, a raconté à La Presse Eduardo Lima, directeur de création de F/Nazca Saatchi & Saatchi. Nous avons passé en revue de nombreuses photos importantes pour cette pub entièrement filmée en Uruguay. Pour moi, Leica est directement associée à l’émotion, à la révolution de la photo, à l’évolution de l’humanité, en quelque sorte. Il fallait que ça se reflète dans notre film. »

« La campagne est belle, élégante et touchante, estime le directeur photo et ancien photographe chez SPG. L’agence a tapé dans le mille. Elle reflète bien la marque, surtout l’association qu’on fait avec les images du passé et du présent. »

Stylisé, le message rappelle que Leica, même si elle est d’abord associée au photojournalisme, est désormais une marque de luxe. Précisément depuis que l’investisseur autrichien Andreas Kaufmann a acquis la moitié des parts de Leica et l’a relancée, en 2005, pour la métamorphoser en « Ferrari » des caméras. 

« Leica a alors bénéficié d’une mise en marché haut de gamme, rappelle le photographe Jean-François Gratton, associé de Shoot Studio. Il y a 10 ans, l’industrie de l’appareil numérique battait son plein et l’entreprise était au bord de la faillite. Leica n’était pas aussi agressive que d’autres en recherche et développement. Mais c’est depuis devenu un produit hyper haut de gamme, à la Vuitton. Parfois, certains articles doivent être commandés six mois d’avance. »

Mais il y a un bémol avec la campagne lancée plus tôt cet automne. Des photographes ont été irrités que Leica joue en quelque sorte avec l’histoire. « Les images qu’on présente n’ont pas toutes été prises avec un appareil Leica, note SPG. Comme si Leica s’appropriait toute l’histoire de la photographie. C’est donc un peu trompeur. Alors que Kodak, par exemple, a démocratisé la photo bien avant Leica. Remarquez que c’est bien dit dans la pub : “Les images les plus emblématiques de l’histoire, même celles qui n’ont pas été prises avec un Leica, ont été prises grâce à un Leica.” »

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