Des obstacles à la densification

Après Pointe-Claire, Saint-Lambert et Saint-Bruno, la bataille contre la densification urbaine se déplace à Chambly et à Mascouche. D’importants projets résidentiels, qui incluent des dizaines de logements abordables, se retrouvent menacés dans ces deux villes de la banlieue montréalaise où le taux d’inoccupation voisine 0 %, a appris La Presse. Deux promoteurs découragés se confient.

UN DOSSIER DE MAXIME BERGERON ET DE LILA DUSSAULT

Opposition de 10 citoyens

Un projet de 206 logements en péril à Chambly

La Ville de Chambly pourrait retirer toutes les autorisations données à un projet de 206 logements – dont une vingtaine d’appartements abordables –, après qu’un groupe de 10 citoyens d’une zone voisine a manifesté son opposition. Le promoteur poursuit la municipalité pour la forcer à respecter ses engagements, a appris La Presse.

Cette bataille larvée se joue sur le terrain désaffecté de l’ancienne usine d’engrais chimique Agrico, aux abords du canal de Chambly. Le promoteur Mario Gisondi souhaite y construire un complexe de 5 immeubles de 4 à 6 étages, appelé Lumicité sur les écluses, qui représenterait un investissement de 125 millions de dollars.

La ville de 31 000 habitants n’a pas tenu de référendum sur le projet, puisque seuls deux résidants de la zone concernée s’y étaient opposés. Elle l’a autorisé en janvier 2022 et a donné deux approbations subséquentes en mars et en avril.

Le sort du complexe semblait ainsi scellé. Jusqu’à ce qu’un groupe de 10 citoyens d’une zone contiguë demande la signature de registres pour s’opposer à différentes facettes du projet, le mois dernier.

« Le 7 juin 2022, se désavouant elle-même et à l’encontre du principe d’attente raisonnable qu’a tout justiciable face à l’autorité publique, la municipalité fait carrément une volte-face (virage à 180 degrés), en adoptant une série de six résolutions municipales qui annulent ses propres autorisations », dénonce le promoteur Gisondi dans une poursuite judiciaire déposée à la Cour supérieure le 6 juillet dernier.

Pur hasard

En entrevue à La Presse, Mario Gisondi affirme que c’est par « pur hasard » qu’il a découvert le changement de cap de la Ville, en consultant son site web en juin. Il a appris que le conseil municipal comptait adopter une résolution le 5 juillet pour annuler toutes les autorisations accordées à son projet. Cette décision a finalement été reportée à la séance du 23 août prochain.

Le promoteur est sidéré par la tournure des évènements.

« Ça fait deux ans et demi qu’on travaille avec la municipalité, avec le comité consultatif en urbanisme où siègent des membres du conseil, des fonctionnaires, des membres qui représentent les citoyens, raconte-t-il. On travaille avec eux pour être sûrs qu’on dépose un projet qui respecte les volontés de la Ville. On travaille avec des gens intelligents, des architectes, des ingénieurs, tous des gens de bonne foi. On suit les mécanismes et les critères en place. »

Chambly, situé à une trentaine de kilomètres à l’est de Montréal, manque de logements dans toutes les gammes de prix. Le taux d’inoccupation se situe à 0,5 % selon les données de la SCHL, bien en deçà du seuil d’équilibre de 3 %.

Le complexe proposé par Mario Gisondi prévoit 206 appartements, soit 30 % de copropriétés à vendre et 70 % à louer à des prix de 1500 $ à 2500 $ par mois. Une portion de 10 % des appartements locatifs serait plus abordable. Selon les plans approuvés par la Ville, les logements seraient répartis entre quatre immeubles de quatre étages et un autre de six étages. Le complexe comprendrait aussi des espaces verts, un café et une crémerie.

« On a fait une étude de marché. Les gens à Chambly vieillissent comme partout ailleurs. Ils veulent déménager, mais il n’y a nulle part où aller. Ce sont des gens qui ont été propriétaires de maison toute leur vie, ils ont certains standards. Notre projet répond à ça. On va vendre des condos pour ceux qui veulent acheter, on va en louer pour ceux qui veulent se dégager de toute responsabilité et on va mettre 10 % de logements abordables. »

— Mario Gisondi, promoteur du projet Lumicité

La Ville veut le projet

La Ville se retrouve entre l’arbre et l’écorce dans ce dossier. Contrairement à d’autres municipalités de la banlieue montréalaise qui s’opposent ouvertement aux grands projets de densification, comme Pointe-Claire ou Saint-Lambert, la Ville de Chambly, elle, souhaitait la venue de ces nouveaux logements. Sa mairesse Alexandra Labbé s’est prononcée à plusieurs reprises en faveur du projet, et les fonctionnaires étaient tout aussi enthousiastes de la venue de cet investissement majeur.

« Je peux dire que pas mal tout le monde croyait à ce projet-là. C’est un projet structurant pour ce secteur-là, qui embellissait l’entrée de la ville », a résumé en entrevue Alexandre Tremblay, directeur général par intérim de la Ville.

François Normand, un avocat qui fait partie des 10 citoyens de la zone limitrophe opposés au projet dans sa forme actuelle, se défend d’être contre la densification. Plusieurs voisins redoutent une hausse marquée de la circulation automobile dans leur quartier paisible ; d’autres craignent de ne plus pouvoir tourner à gauche à une intersection. Leur refus ne relève « aucunement » du syndrome « pas dans ma cour », avance-t-il.

« Un des points communs [des opposants], c’est que ce projet de densification n’est pas à échelle humaine, il est trop gros. »

— François Normand, opposant au projet Lumicité

« On n’est pas de mauvaises personnes qui ne pensent pas au bien commun, poursuit-il. On était le nombre limite pour s’opposer. Ça prenait 10 personnes pour s’opposer et on était 10. On veut quelque chose qui est win-win-win », a-t-il expliqué à La Presse.

Si ses voisins et lui se sont opposés au projet après qu’il eut reçu toutes les autorisations, c’est qu’ils n’avaient « pas vu » tous les avis publics diffusés dans la dernière année, affirme M. Normand. Il dit qu’il serait favorable à un complexe plus petit, où l’immeuble de six étages disparaîtrait et où les autres seraient construits plus loin du canal et plus étendus.

Les prochaines semaines risquent d’être riches en rebondissements à Chambly. Le promoteur compte rencontrer individuellement tous les voisins pour présenter sa vision, avant la prochaine séance du conseil municipal du 23 août. La Ville devra quant à elle étoffer sa défense juridique si elle compte bel et bien annuler son approbation, qu’elle avait donnée par l’entremise d’une résolution autorisant un projet particulier de construction, de modification ou d’occupation d’un immeuble.

Des logements abordables en jeu à Mascouche

En pleine crise du logement, la construction de rares logis abordables à Mascouche fait l’objet d’un différend entre un promoteur immobilier et le conseil municipal inquiet de l’augmentation de la congestion routière et des effets sur les infrastructures.

Près de 150 logements abordables répartis dans deux projets différents du promoteur immobilier Sylvain Raiche risquent de ne pas voir le jour à Mascouche, dans Lanaudière, en raison de l’opposition au conseil municipal, soutient-il. M. Raiche envisage de poursuivre la Ville de Mascouche pour mauvaise foi et perte de profits.

Un premier immeuble de 102 logements, dont 21 abordables, était prévu à l’entrée de la ville. Le deuxième – un complexe de plus de 700 logements, dont au moins 10 % seraient abordables – est aussi en péril dans le secteur de la gare.

Il s’agit des deux seuls projets de logements abordables en planification ou construction à Mascouche, à la connaissance de la municipalité, confirme Isabelle Gagné, conseillère en communication pour la Ville de Mascouche.

À noter que les logements abordables ne sont pas des logements sociaux, mais sont loués en deçà du prix courant, ou encore, en fonction du revenu médian de la population d’un secteur donné.

Or, cette année, plus d’une centaine de ménages à risque de se retrouver à la rue le 1er juillet ont été accompagnés par l’Office municipal d’habitation de Lanaudière Sud (OMHLS), a rapporté La Revue jeudi dernier.

La région affiche aussi un taux d’inoccupation de 0,1 %, soit bien en dessous des 3 % requis pour un marché en équilibre, selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). Sans compter que la population de Mascouche connaît une forte croissance. La prolongation possible du REM de l’Est pourrait encore amplifier le phénomène.

Le Rafaëlle

Un premier projet de 102 logements, dont 21 abordables, avec des commerces de proximité au rez-de-chaussée, a été développé par l’équipe de Sylvain Raiche depuis 2018 pour un terrain situé à l’entrée de la ville, à l’angle du chemin des Anglais et du boulevard de l’Esplanade.

Une portion des logements devait être abordable en vertu de l’ancien programme Bâti-Flex de la SCHL. Au total, 21 logements auraient été loués au moins 10 % sous le prix courant.

« Ça fait en sorte que ces logements-là, flambant neufs, je les louais à 700 $ ou 800 $, et je prenais l’engagement de maintenir l’abordabilité pour une période de 10 ans. »

— Sylvain Raiche, promoteur immobilier

En 2018, la Ville s’est d’abord montrée favorable au dossier. La version initiale du Rafaëlle a aussi été approuvée par le Comité consultatif d’urbanisme en juin 2020, à certaines conditions, dont une étude sur la circulation routière.

Mais six mois plus tard, le projet est rejeté par le conseil municipal, qui invoque « des problématiques majeures de congestion routière » et « la capacité de desserte en infrastructures du site » pour justifier sa décision. Et ce, même si les études fournies par M. Raiche et consultées par La Presse ne montraient pas de problème de ce côté.

« Le promoteur fait quelque chose de rare, surtout en banlieue, en incluant des logements financés en partie par la SCHL, observe Raphaël Fischler, doyen de la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Et je note que le conseil ne mentionne pas cet effort appréciable. C’est dommage. »

Une promesse électorale

C’est que la Ville de Mascouche a fait la promesse électorale de concentrer la construction immobilière dans une zone précise de la ville, autour du secteur de la gare, le temps de revoir son plan d’urbanisme et de planifier son développement.

« En novembre 2021, le conseil municipal, élu de façon unanime, a fait l’engagement électoral qu’il n’y aurait pas de modification de zonage », explique Gabriel Michaud, directeur du cabinet du maire de Mascouche.

Dans cette seule zone, à terme, 6500 nouveaux logements pourraient être construits d’ici 20 ans, renchérit M. Michaud.

Une nouvelle politique sur le logement social et abordable viendra par ailleurs s’ajouter à la refonte du plan d’urbanisme. Celui-ci devrait être terminé, selon M. Michaud, « au courant de 2023 ».

Le Sofïa

Voyant que Le Rafaëlle ne verrait pas le jour, notamment parce qu’il n’est pas dans la bonne zone de la ville, Sylvain Raiche a décidé d’acheter un terrain situé près de la gare de Mascouche et de proposer Le Sofïa, un projet de 706 logements. Dans sa dernière proposition à la Ville, 125 d’entre eux seraient abordables.

Surprise : le conseil municipal a accepté d’aller de l’avant, mais avec seulement 575 logements, soit une densité de 200 logements par hectare, pour des raisons d’infrastructures.

Pourtant, dans des lots adjacents, deux projets immobiliers approuvés antérieurement et offrant des appartements haut de gamme ont une densité par hectare beaucoup plus importante, soit 313 et 287 logements par hectare.

Dans sa forme actuelle, M. Raiche estime que Le Sofïa n’aura pas la rentabilité nécessaire pour être admissible au programme pour logements abordables de la SCHL. Et si la Ville l’oblige à en ajouter, en vertu d’une future réglementation, la viabilité complète du projet est en jeu.

42 491

Population de Mascouche en 2011

51 677

Population de Mascouche en 2021

Sources : Statistique Canada et le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation du Québec

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