Bibliothèques

Lire et laisser mourir

Si l’idée de voir des livres supprimés des rayons d’une bibliothèque vous broie le cœur, peut-être vaut-il mieux cesser votre lecture, car vous apprendrez bientôt qu’il s’agit du sort de dizaines de milliers de documents chaque année. On vous conseille quand même de poursuivre, puisqu’on vous explique en quoi ce processus d’élagage permet aux bibliothèques de rester vivantes ; et que, pour bon nombre de livres condamnés, il y a une vie après la mort.

Des livres éjectés par milliers

La scène a choqué les esprits : des ouvrages accusés de véhiculer des stéréotypes, comme Tintin en Amérique, ont été retirés des collections par un conseil scolaire ontarien pour être jetés ou brûlés. Procédé éminemment controversé, mais qui a fait émerger une question sous-jacente : les bibliothèques publiques suppriment-elles régulièrement des livres de leurs rayons ? La réponse est oui. Évidemment, pas de la même façon ni pour les mêmes raisons, et le volume varie d’un établissement à l’autre.

À la Grande Bibliothèque, qui compte 3,5 millions de documents, 80 000 d’entre eux, dont 85 % de livres, sont annuellement sortis des étagères, nous apprend Mélanie Dumas, directrice de la Collection universelle à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). La moitié prend le chemin de l’exil pour être stockée vers des magasins externes, où elle reste à disposition du public sur commande. L’autre prend la porte.

Dans le réseau des bibliothèques publiques de Montréal, ce chiffre englobe de 230 000 à 300 000 titres par an, dont 86 % de livres, indique Chloé Baril, cheffe de division, programmes et services aux arrondissements, aux Bibliothèques de Montréal.

Fait important : ces institutions acquièrent au moins autant de documents qu’elles n’en éliminent.

Pourquoi

un tel

ménage ?

Plusieurs raisons justifient cet élagage fait au fil de l’année, dont l’espace disponible. « Les murs de la bibliothèque ne sont pas élastiques. À partir du moment où elle atteint sa pleine capacité, il faut minimalement retirer des rayons l’équivalent de ce qu’on acquiert », expose Mélanie Dumas. « Une bibliothèque publique moyenne, c’est à peu près 3000 m². Quand on atteint la capacité limite, il faut avoir une réflexion sur la façon de renouveler les collections », nous apprend Marie D. Martel, professeure adjointe à l’École de bibliothéconomie de l’Université de Montréal.

Question d’espace, mais aussi de temps : le coup de sécateur permet l’actualisation des titres à disposition. Chloé Baril insiste sur le côté « vivant » des collections, précisant que si leur richesse figure parmi les objectifs, il faut aussi soigner leur attractivité : « Si on ne faisait qu’ajouter des livres sans jamais en enlever, les usagers n’emprunteraient pas les nouveaux ouvrages, parce qu’ils ne les verraient plus dans une masse de livres dont la moitié seraient vieux, cornés, jaunis. »

« Plus la collection a de titres attrayants, avec des livres neufs et en bon état, plus les gens empruntent. »

— Chloé Baril, des Bibliothèques de Montréal

Par ailleurs, hormis quelques exceptions comme la Collection nationale, les bibliothèques ne visent pas nécessairement l’exhaustivité.

Et les livres désignés comme « problématiques » ? Ces cas plus rares font l’objet de débats avant d’aboutir à une prise de décision (voir l’écran suivant).

Comment sont désignés les condamnés ?

« Ouin, Houellebecq, pas terrible, son dernier roman. Et je déteste son côté misogyne. Allez, adios, Michel, on te vire du catalogue ! »

Si vous imaginez que les bibliothécaires évincent ainsi les livres, vous avez tout faux. Des politiques de développement claires et strictes sont élaborées et suivies par les établissements pour encadrer les processus d’élimination et d’acquisition, où les jugements de valeur n’ont pas leur place. Le but ultime : obtenir une palette d’ouvrages à la fois complète, séduisante et actuelle. Dans les faits, on trouve trois types principaux de livres candidats à l’élimination :

Les écorchés : les livres à bout de souffle – abîmés, souillés, disloqués, humiliés – et non restaurables. « S’ils sont encore pertinents, on va les remplacer », nuance Mme Dumas.

Les jumeaux en trop : c’est-à-dire les exemplaires excédentaires, par exemple devenus trop nombreux une fois essoufflée la popularité d’une nouveauté. « Si Pierre-Yves McSween sort un nouveau livre, on achète énormément d’exemplaires la première année, car les usagers le réservent massivement. Après quelque temps, la demande baisse et il n’est plus nécessaire de garder autant d’exemplaires. On n’en gardera qu’un, deux ou trois, et les autres seront sortis », illustre Mme Baril.

Les ringards : les livres au contenu désuet, comme un manuel d’utilisation de Windows 95, un guide de voyage de 2015 ou un ouvrage géographique évoquant l’URSS. Attention : ne pas confondre vieux livre et livre dépassé. Par exemple, des éditions vieillottes peuvent être retirées puis substituées par des nouvelles. « On ne va pas se défaire de Kamouraska, mais si on a un exemplaire qui date de 10 ans, avec une couverture jaunie et cornée, on va acheter une nouvelle édition avec une couverture plus attrayante et des pages toutes belles et croquantes », souligne Chloé Baril.

Le nombre d’emprunts pèse-t-il dans la balance ? « Absolument, répond Mélanie Dumas. Si un document est encore emprunté, c’est qu’il y a encore un besoin. On retirera d’abord ceux qui ne sont pas pertinents et moins utilisés, voire pas du tout. »

Qui tranche ?

Cette tâche revient à des bibliothécaires qualifiés basant leurs choix sur la politique de développement. À la Grande Bibliothèque, tout comme dans le réseau montréalais, chaque responsable de section, qui s’occupe également des acquisitions, l’effectue sur la partie de la collection qu’il supervise. « On confie ce travail à la personne qui connaît le mieux une collection particulière, qui a une vue d’ensemble. Une politique encadre ces processus, ce ne sont pas des choix selon les préférences personnelles », rappelle la directrice de la Collection universelle à BAnQ. Pour des ouvrages jugés « problématiques », des comités peuvent se former.

Quel destin pour les livres bannis ?

Les bibliothécaires dansent-ils autour d’un brasier dans lequel ils jettent ces libri non grata ? Bien sûr que non ! En fait, ils font tout pour leur accorder une seconde vie. Ceux en bon état sont généralement donnés à des OBNL, comme les Amis de BAnQ ou les Amis de la Bibliothèque de Montréal, qui organisent des ventes dont les profits financent des activités littéraires (ateliers, conférences, etc.). Les invendus sont offerts à d’autres organismes culturels. « La bibliothèque, c’est de l’économie circulaire, le livre termine sa vie en étant revendu ou donné. Une boucle solidaire et circulaire se forme sur le cycle de vie du livre », indique Chloé Baril. Et ceux en mauvais état ? Ces cas désespérés, minoritaires, sont envoyés aux centres de recyclage.

L'histoire du tri

À quand remonte cette préoccupation du tri dans les rayons bibliothécaires ? On l’observe aux États-Unis et en Europe dès le début du XXsiècle, pointe la professeure en bibliothéconomie Marie D. Martel. Par exemple, l’auteur et bibliothécaire français Eugène Morel s’étonnait que le British Museum achetait plus de livres que la Bibliothèque nationale de France… mais en possédait moins ! « À cette époque ont émergé des réflexions et un souci allant dans le sens de la professionnalisation du métier, avec un affinement des méthodes de gestion et de la satisfaction du public », explique Mme Martel. Ainsi, un manuel fondateur, Weeding the Library, a été édité aux États-Unis en 1937. « C’est l’un des premiers guides ayant fait école et pris soin de développer des critères pour la désélection des documents. » De nos jours, tout manuel de bibliothéconomie digne de ce nom consacre un chapitre à l’élagage.

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