Le samedi 26 novembre 2016. Alexandre Bissonnette s’attarde devant son ordinateur portable au Starbucks de Place Laurier, à Québec. Il a écrit un ultime statut Facebook. Un message d’adieu. Il n’a qu’à appuyer sur une touche pour le publier. Dans son sac à dos, deux pistolets et cinq chargeurs. Cinquante balles.
Il s’apprête à perpétrer un carnage.
Il hésite. C’est la deuxième fois qu’il se rend Place Laurier aujourd’hui. Un peu plus tôt, il s’était garé dans le stationnement souterrain, où il avait chargé ses armes. Il était si anxieux qu’il en avait des palpitations. Il avait bu de l’alcool caché dans la voiture pour se calmer, mais s’était senti de plus en plus mal. Il a quitté le stationnement pour boire encore.
Maintenant, il est de retour. C’est aujourd’hui qu’il doit mourir. Aujourd’hui aussi qu’il a décidé de massacrer le plus de gens possible dans un centre commercial. Parce qu’ils ont tous nécessairement quelque chose à se reprocher. Il reste longtemps assis au Starbucks devant son message d’adieu, incapable de cliquer sur le bouton « Partager ».
« Qu’est-ce que je fais là ? »
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Alexandre Bissonnette a été incapable de tirer à l’aveuglette au centre commercial. Au Starbucks, sa conscience le travaillait. Il a fini par se dire que les gens qui l’entouraient étaient « du monde normal » qui ne lui avait rien fait de mal, a-t-il expliqué l’hiver dernier à la psychiatre Marie-Frédérique Allard.
Mais Bissonnette voulait toujours mourir dans un grand coup d’éclat. Alors, il a changé de cible.
Il tuerait des « terroristes ». Par son sacrifice, il sauverait des dizaines, voire des centaines de personnes. Il aurait droit de vie ou de mort sur des hommes. Il sortirait enfin de l’insignifiance.
Le plan était parfait. Il savait bien qu’il ferait peut-être quelques victimes innocentes. Mais cela valait le coup. « Au moins, j’allais tuer des terroristes, j’allais sauver du monde, a-t-il dit à la Dre Allard. Ça a aidé à rendre ça acceptable pour moi. »
Il a commencé ses recherches. Son intérêt s’est vite porté sur le Centre culturel islamique de Québec (CCIQ).
« J’avais réussi à me convaincre qu’à la mosquée, c’est tous des fanatiques. C’est là qu’ils prêchent leur religion intolérante. [Il y avait] certainement un tueur, un radical dans ça. »
— Alexandre Bissonnette, à la psychiatre Marie-Frédérique Allard
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Six mois après la tuerie à la Grande Mosquée, Mohamed Labidi a eu peur pour la deuxième fois de sa vie dans la paisible ville de Québec, quand sa voiture a été incendiée en pleine nuit.
Sans l’avoir voulu, ce fonctionnaire à Ressources humaines Canada était alors la figure médiatique de la tragédie, assumant le rôle de porte-parole des veuves et des orphelins.
L’incendie de sa voiture a replongé la communauté dans la terreur. « Les gens se sont dit : “Maintenant, ils visent des propriétés, des personnes bien déterminées” », raconte M. Labidi.
Des familles ont songé à quitter la ville. Certaines l’ont fait.
Peu après l’incendie, des excréments ont été laissés devant la porte de la mosquée. Trois semaines avant, c’est un coran déchiqueté qui y avait été expédié, avec la photo d’une porcherie. « Vous cherchez un terrain pour ensevelir vos sales carcasses ? », disait la note qui l’accompagnait, une allusion au cimetière musulman que cherchait à acquérir la communauté.
« On ne fabule pas. Voilà les faits », soupire M. Labidi. L’islamophobie existe bel et bien à Québec. Et quoi qu’il en dise, Bissonnette s’inscrit dans cette mouvance. Pour M. Labidi, c’est clairement un islamophobe.
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La Gendarmerie royale du Canada a retrouvé une caricature dans l’ordinateur portable de Bissonnette. « Allahu akbar ! », crie un terroriste musulman au volant d’une voiture, des piétons renversés dans son sillage. Baignant dans leur sang, les victimes trouvent toutes sortes d’excuses à leur assaillant : « Ne le stigmatisez pas » ; « C’est un enfant troublé » ; « Ce n’est qu’un cas isolé »…
La caricature, relayée dans des forums d’extrême droite, reproche à la gauche de chercher toutes sortes d’excuses aux actes de terrorisme perpétrés par des musulmans.
L’ironie, c’est que Bissonnette lui-même réclame désormais la compréhension de la société. « Je ne suis ni islamophobe ni terroriste, a-t-il déclaré au tribunal. Plutôt, je suis une personne qui a été hantée par la peur, la pensée négative et un horrible désespoir. »
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Bien des Québécois ont été choqués par la décision de la Couronne de ne pas porter d’accusation de terrorisme dans cette affaire. Si arroser de balles les fidèles d’une mosquée n’est pas du terrorisme, qu’est-ce qui peut bien l’être ?
Et pourtant. « Ce crime-là est trop égoïste pour que ce soit du terrorisme », a estimé le psychiatre Gilles Chamberland devant la Cour, en avril. « Il n’a jamais eu la prétention de porter une cause. On ne peut rattacher ça à une revendication. C’est un raisonnement purement égoïste. »
Selon le psychologue Marc-André Lamontagne, c’est la « couleur du temps » qui a porté l’attention de Bissonnette sur les musulmans. « À une autre époque, cela aurait pu être les Juifs. »
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« Il y a 20 ans, on distinguait assez clairement un terroriste d’un tueur de masse », dit Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence. Le premier tue au nom d’une idéologie ; le second tue pour tuer, par désir de gloire ou de vengeance.
« Le cas d’Alexandre Bissonnette est à la croisée des chemins. Il a un profil de tueur de masse, à la recherche d’exposition médiatique, narcissique mais plein de vulnérabilité, auquel vient se greffer une logique idéologique servant à justifier ses actes. »
— Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence
Pour Bissonnette, la terreur est un concept à géométrie variable. Dans son esprit, les victimes d’intimidation qui se vengent de leurs bourreaux sont des héros, alors que les djihadistes qui s’en prennent à des innocents sont des monstres.
Il ne peut « pas supporter le fait qu’une tuerie soit motivée par l’islam », a noté Marie-Frédérique Allard dans son rapport psychiatrique. Ces attentats sont pour lui inacceptables, « mais les tueries dans les écoles, c’est différent ».
Lors de sa dernière entrevue avec la Dre Allard, Bissonnette a confié qu’en détention, il avait lu sur ses six victimes, leurs vies et leurs familles. « C’était de bonnes personnes », a-t-il constaté. « C’était pas pantoute des terroristes. »