Enfants victimes de violence sexuelle

Quand la lumière jaillit du drame

Dans 99 % des cas, l’enfant victime d’agression sexuelle connaît son agresseur et il s’agit même très souvent d’un membre de la famille, selon des données de la Fondation Marie-Vincent. La dénonciation de l’agresseur a alors l’effet d’une bombe dans la famille. Mais parfois, comme dans l’histoire de Nathaly Pothier, 51 ans, la lumière jaillit du drame. Un récit de Caroline Touzin.

À 16 ans, Nathaly Pothier a dénoncé son agresseur.

L’homme était un proche de la famille*.

À l’époque, elle n’a pas été crue.

« Ou peut-être que certains m’ont crue, mais qu’ils n’étaient pas capables de le prendre », dit celle qui a aujourd’hui 51 ans.

Ado, elle n’a reçu ni aide ni écoute.

Pire encore, on l’a fait sentir coupable de « briser la famille ».

« Tout le monde a mis ça dans un tiroir, raconte-t-elle. Durant des années, j’étais toute seule là-dedans. »

Pendant longtemps, Nathaly a évité les fêtes de famille, alors que lui y était toujours le bienvenu.

« On me disait : “Si tu viens, il sera là. Fais pas de chicane.” »

Quarante ans plus tard, dans le cadre d’une démarche d’indemnisation, cet homme a reconnu l’avoir agressée, elle, ainsi que sa sœur, pendant des années.

Pour éviter à d’autres jeunes de vivre le même cauchemar, Nathaly et sa sœur Lyne viennent de faire un geste exceptionnel.

Après avoir obtenu 50  000 $ de cet agresseur dans le cadre de cette démarche, elles ont offert l’entièreté de cette somme à deux organismes d’aide aux victimes de violences sexuelles (20  000 $ au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) et 30  000 $ à la Fondation Marie-Vincent).

« Il n’a jamais été question de garder l’argent pour nous », raconte Nathaly.

Ce n’est pas que les deux sœurs soient riches. L’une est dans l’incapacité de travailler en raison d’une maladie chronique. L’autre travaille pour un organisme communautaire.

Non, c’est plutôt qu’elles voulaient que cet argent serve à « faire le bien ».

« Ç’a été tellement réparateur de faire ce don. On espère que ça va encourager d’autres jeunes à dénoncer leur agresseur et, surtout, à recevoir de l’aide », disent les deux sœurs avec qui La Presse s’est entretenue plus tôt ce mois-ci.

Durant des années, Nathaly a payé de sa poche une psychothérapie au privé.

« Quand tu dévoiles et que personne n’agit, après cela, comme ado, tu ne sais plus à qui faire confiance. »

— Nathaly, victime

Les blessures sont nombreuses.

Elle a mis beaucoup, beaucoup de temps avant d’être capable de refaire confiance à un adulte.

Lyne – que Nathaly avait voulu protéger en dénonçant l’agresseur – a pris ses distances de sa sœur après le dévoilement.

« Je pensais faire la bonne chose. Mais Lyne, elle, ne voulait pas être sous les projecteurs, décrit Nathaly. Inconsciemment, durant des années, elle m’en a voulu. »

Lyne n’a pas abordé le sujet des agressions avec qui que ce soit – y compris Nathaly – jusqu’à la vague #metoo de 2017. Elle a alors senti le besoin de mettre ses réflexions sur papier, elle-même étant devenue mère de famille.

« Pour toutes les victimes qui se sentent coupables d’aimer un agresseur. Qui ont de bons souvenirs avec un agresseur. Qui ont ri avec un agresseur. Que les agresseurs ont aidées. Parce qu’ils ne sont pas que des agresseurs. Pas tout le temps. Pas avec tous. Et quand on apprend qu’on en côtoie un, on ne peut, ni ne veut, le croire capable de tels gestes. Et on n’arrête pas d’aimer instantanément. C’est beaucoup plus complexe. Et on voudrait tellement ne pas y croire », a-t-elle écrit dans une lettre à sa sœur Nathaly qui a plus tard été publiée dans La Presse.

« Cette lettre-là m’a donné une seconde force, raconte Nathaly. À partir de là, je ne me suis plus jamais sentie seule. »

C’est cette lettre qui lui a donné l’énergie, raconte-t-elle, de confronter son agresseur, près de 40 ans après les faits. Sa psychologue et sa conjointe ont assisté à la démarche qui a mené à l’indemnisation de 50  000 $.

Nathaly a provoqué cette rencontre pour trois raisons. Elle voulait être capable de regarder son agresseur dans les yeux. Elle voulait qu’il arrête de faire comme si rien ne s’était passé. Et finalement, elle voulait que « ça serve à quelqu’un ».

Les deux sœurs n’avaient jamais entendu parler de la Fondation Marie-Vincent avant de voir sa porte-parole, l’actrice Mélissa Désormeaux-Poulin, à Tout le monde en parle.

Aider toute la famille

Le Centre d’expertise Marie-Vincent offre sous un même toit des entrevues d’enquête policière, des examens médicaux ainsi que des services psychosociaux et thérapeutiques. Les parents y reçoivent aussi du soutien pour accompagner leur enfant dans ce qu’il vit.

Les services y sont gratuits. Le Centre est financé par des fonds publics et des dons privés. Il traite, chaque année, 300 enfants de la grande région de Montréal.

« Peut-être que si j’avais eu Marie-Vincent à l’époque, la famille ne serait pas détruite, avance Nathaly. Mes parents, ma sœur et moi, on vit beaucoup de culpabilité alors qu’on a tous fait du mieux qu’on a pu avec les outils qu’on avait. »

« Ce n’est pas juste les petites Marie et les petits Vincent qui ont besoin d’aide. Dans un cas où l’agression est commise par un proche, c’est toute la famille qui a besoin d’aide. Il y a trop d’émotions. Trop de choses en jeu. Personne n’est préparé à vivre cela. »

— Lyne, victime

Les deux sœurs ont tenu à visiter le Centre pour « boucler la boucle ». La visite a eu lieu au début d’octobre. Lyne y est allée avec son plus jeune fils, dans la vingtaine. Nathaly, elle, est venue avec sa conjointe. Elles y ont rencontré des thérapeutes.

« Pendant longtemps, je me suis dit : si c’était à refaire, je ne dénoncerais pas. Mais après ma journée à Marie-Vincent, j’ai changé d’idée, décrit-elle. J’ai vu à quel point les jeunes victimes y étaient bien accompagnées. »

Un dévoilement difficile

Les deux sœurs disent d’ailleurs avoir vécu encore plus difficilement le dévoilement que les agressions comme telles.

Des études sur les facteurs de protection pour les jeunes victimes de violences sexuelles le confirment : « Les conséquences sont plus souvent en lien avec le contexte de dévoilement [Est-ce qu’elles ont été crues ? Est-ce qu’on est allé chercher les ressources pour les aider ? A-t-on assuré leur sécurité ?] qu’avec les gestes d’agressions sexuelles subis en tant que tels », souligne Maryse Trempe, sexologue psychothérapeute à Marie-Vincent, sans se prononcer sur ce cas particulier.

Si l’enfant n’est pas cru et ne reçoit pas de services thérapeutiques en rapport avec ce qu’il a vécu, ça peut cristalliser des symptômes de stress post-traumatique qui se prolongent dans le temps et qui peuvent s’aggraver, précise la sexologue psychothérapeute.

Près de 40 % des enfants victimes d’agression sexuelle rencontrés à Marie-Vincent rapportent vivre des symptômes de stress post-traumatique.

La sexologue psychothérapeute observe parfois chez les parents qui bénéficient des services de l’organisme une « ambivalence » à croire leur enfant.

« Le fait de ne pas croire, d’être dans le déni, ça fait parfois qu’on n’assure pas la sécurité de notre enfant ; ça fait qu’on n’accueille pas ses émotions. On sensibilise alors le parent à l’impact que ça peut avoir sur l’enfant, explique Mme Trempe. Mais on peut aussi parler de la fonction de cette ambivalence-là. »

« Le dévoilement d’une situation de violence sexuelle est souvent vécu comme une bombe qui tombe sur la famille. Croire l’enfant peut être très ébranlant pour le parent. Comme dans n’importe quel processus de deuil, parfois ça commence par le déni, pour ensuite graduellement accepter la situation. »

— Maryse Trempe, sexologue psychothérapeute à Marie-Vincent

Nathaly et Lyne n’ont pas porté plainte à la police à l’époque. « Pour une personne, ça peut être bénéfique de s’engager dans un processus judiciaire et pour une autre, non, rappelle Mme Trempe, de Marie-Vincent. C’est important que le jeune sente qu’il a le contrôle et qu’on met de l’avant ses besoins. »

Dans une situation où elles n’ont pas eu le contrôle (la violence sexuelle), des personnes victimes de violence sexuelle peuvent vouloir transformer leur expérience traumatique en « quelque chose de beau » en faisant une action sur laquelle elles ont du contrôle, souligne la sexologue psychothérapeute.

Nathaly est ressortie de Marie-Vincent ce jour-là avec « 300 lb de moins sur les épaules ». Au terme de cette « belle journée », les deux sœurs se sont passé la même réflexion : « Si on peut sauver une Marie ou un Vincent avec notre don, on n’aura pas vécu tout cela pour rien. »

* Nathaly et Lyne témoignent avec leur véritable identité, mais elles ne souhaitaient pas être reconnues sur la photo ni que l’on nomme leur agresseur.

Quelques ressources d’aide :

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