Carte blanche à Serge Denoncourt

Les méfaits du tabac

Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Serge Denoncourt.

Il y a quelques jours, un juge de la Cour du Québec a émis un jugement qui dit que l’action de fumer une cigarette sur scène n’est pas un geste d’expression artistique et ne peut être protégé par les chartes canadienne et québécoise des droits et libertés.

Alors, j’ai ri. J’ai ri pour ne pas pleurer.

J’ai ri car ce jugement simpliste et non éclairé ne tient absolument pas compte des usages du métier que j’exerce. Parce qu’il est ignorant de nos réalités et qu’il défie totalement la notion de liberté d’expression.

Je m’explique. Loin de moi l’idée de défendre le droit de fumer dans un lieu public. Là n’est pas mon propos. Mais ce jugement qui prétend savoir ce qu’est ou n’est pas un geste d’expression artistique nie des siècles de littérature. Si on suit son raisonnement : fini le monologue de Sganarelle dans le Don Juan de Molière. Monologue qui vante les joies du tabac et souvent accompagné d’une bonne bouffée de pipe. Finie la belle scène de séduction entre Blanche Dubois et un jeune homme dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams. Cette scène qui utilise la cigarette comme liant pour un rapprochement sexuel. Sans la cigarette, pas de scène.

Fini le magnifique « Mon royaume pour une cigarette » lancé par Hosanna, dans le chef-d’œuvre de Michel Tremblay.

Finies les représentations de la jolie pièce de Sergi Belbel Après la pluie, qui présente de méchants fumeurs sur le toit d’un immeuble parce qu’ils n’ont pas le droit de fumer à l’intérieur.

Finies plusieurs magnifiques scènes d’O’Neill, Albee, Tchekhov, Dubé, parce qu’un juge ne les a pas lues ou ne sait pas ce qu’est mon métier.

Quand un théâtre signe un contrat avec, prenons un exemple, les ayants droit de l’œuvre de Tennessee Williams, il est bien stipulé que l’on ne peut ni couper ni changer le texte de Williams afin de respecter l’intégrité de l’œuvre.

Me voilà bien piégé. Comme metteur en scène, je ne peux couper la célèbre scène de la cigarette sans trahir mon contrat. Mais je ne peux mettre en scène ce moment sans risquer une poursuite qui semble bien perdue d’avance. Alors, je fais quoi, Monsieur le Juge ? Vous qui affirmez que cela n’est pas un geste d’expression artistique. Vous auriez peut-être dû faire vos devoirs afin de comprendre dans quelle situation vous mettiez producteurs, metteurs en scène, interprètes.

Alors, je ris… je ris pour ne pas hurler.

Quand on sait qu’un enfant de 5 ans normalement développé intellectuellement comprend très bien la notion du « faire semblant ». Il fait semblant d’être un superhéros, ou une princesse, ou un bandit.

Il sait très bien que cela n’est pas vrai, qu’il joue, qu’il fait semblant, et tous les copains de son âge qui l’entourent et qui jouent avec lui comprennent très bien cette convention. Il semble que certains adultes, voire un certain juge de Québec, ne comprennent pas ce concept simple et qui existe depuis l’âge de pierre.

Il serait inquiétant que ce juge, ou un autre, tout aussi mal éclairé, ait à juger une plainte concernant une représentation de Qui a peur de Virginia Wolf ?, du grand Edward Albee. Tous les personnages de cette tragédie sont de mauvais exemples pour nos concitoyens. Ils boivent comme des trous. Du whisky (jus de pomme), de la vodka (eau). Ils fument comme des cheminées (fausses cigarettes) puis ils ont l’audace, bien imbibés, de prendre leurs voitures (imaginaires), pour prendre la route (imaginaire) où ils pourront peut-être tuer des piétons (imaginaires). Peut-on laisser un tel message passer ?

On n’accepte plus la cigarette. Mais l’alcool, l’héroïne, le suicide, le meurtre, l’avortement sur scène ? Ces actions sont-elles plus acceptables ?

Des princes embrassent des princesses sans leur consentement, des parents pauvres abandonnent leurs enfants dans la forêt, ne pouvant plus les nourrir, des sorcières empoisonnent des jeunes filles, et des loups mangent des grand-mères et des enfants. Tout cela est de bien mauvais goût et n’est sûrement pas un exemple pour notre jeunesse. Mais il y a, entre nous, cet accord tacite qui fait qu’on joue le jeu et qu’on sait très bien qu’on fait semblant. Cela existe depuis des siècles. On présente sur scène des personnages qui commettent des actes répréhensibles. Les Grecs ont même donné un nom à ce phénomène : catharsis. Qui provoque chez le spectateur peur et pitié et qui le fait réfléchir à ses propres choix. À son propre destin.

Avec ce jugement, la loi ouvre une brèche bien dangereuse.

Ce n’est pas la justice qui parle à travers ce jugement. C’est la morale. Et la morale n’a pas sa place en art. Ni au théâtre, ni au cinéma, ni en littérature. C’est la morale qui a conduit aux excès auxquels s’est livré le DPCP qui a déposé des accusations de production de pornographie juvénile contre l’auteur Yvan Godbout. Son livre Hansel et Gretel comportait une scène d’agression sexuelle sur une enfant. Il n’en faisait pas l’apologie ou la promotion. Il la décrivait pour servir son propos. Cela s’appelle de l’art.

C’est cette brèche ouverte aux plaintes absurdes de citoyens bien-pensants, cette brèche qui ouvre la porte aux jugements simplistes, cette brèche donc qui n’a rien à voir avec la loi ou la criminalité, mais qui se targue de morale qui me terrifie. C’est avec ce genre de logique que le gouvernement de Duplessis interdisait Les enfants du paradis, de Carné, au Québec, durant cette période de notre histoire qu’on appelle justement « la Grande Noirceur ».

Ce jugement n’a rien à voir avec Les méfaits du tabac (titre d’un magnifique monologue d’Anton Tchekhov), mais avec une morale étriquée aux effets pernicieux qu’il faut combattre de front et tout de suite. La justice ne doit pas devenir un dictateur de la morale. Et la morale ne doit jamais s’immiscer dans l’art. Sinon, c’est la dictature.

C’est Duplessis. C’est la Pologne et le clergé. C’est tout ce que nous avons rejeté comme peuple dans les années 1970. Il y a dans ce jugement un retour de la bien-pensance, de la morale petite-bourgeoise, de la pensée unique qui me fait frémir.

Alors, je ris… pour ne pas avoir peur.

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