Un hôpital dans l’hôpital Notre-Dame

Le 9 mars dernier, les médecins de l’hôpital Notre-Dame ont eu une surprise : un patient présent dans l’hôpital était atteint de la COVID-19. Ce fut, bien sûr, le branle-bas de combat. Pour soigner le patient, d’abord ; pour s’assurer qu’il ne contamine personne, ensuite.

Le Dr Vincent Bouchard, chef adjoint du département de médecine spécialisée de l’unité de soins intensifs, est celui qui a intubé le patient. Avec ses collègues, il a soigné le patient avec une minutie encore plus grande qu’à l’habitude : la COVID-19 est hautement contagieuse.

« Le patient a séjourné moins de 12 heures dans notre hôpital, un hôpital communautaire. En comptant les médecins, les inhalothérapeutes, les infirmières et les préposées qui s’en sont occupés, disons qu’on a passé beaucoup de masques N95…

— Combien de masques, docteur ?

— Au bas mot, 50… »

Ce fut, pour les médecins, le signal d’alarme pratique aux échos qu’ils recevaient de Chine, et tout récemment d’Italie : soigner les patients atteints de la COVID-19 allait être une gigantesque commande médicale, humaine et logistique.

Comment faire face ?

Les médecins se sont mobilisés, ils ont lu, ils ont consulté des collègues, en Italie et ailleurs. Ils ont lancé tout un train de mesures pour préparer l’hôpital. Mais ce foutu coronavirus est un ennemi inconnu pour les médecins. Un virus « efficace » au point de s’imposer comme une pandémie : les médecins du XXIe siècle se battent contre un virus d’une efficacité rarement vue.

Le Dr Bouchard a eu un flash, il s’est souvenu de l’ami d’un ami, un Québécois qui depuis dix ans travaille en Afrique, à construire des cliniques pour des patients atteints de l’Ebola…

Si un gars sait comment construire des cliniques congolaises pour un des virus les plus virulents sur Terre, il doit bien avoir des conseils pour « organiser » un hôpital québécois qui se prépare à affronter la COVID-19…

La réponse est « oui » et ça tombait bien, Isaac Assaraf, spécialiste en biosécurité et logistique médicale, était justement à Montréal, dans sa famille, entre deux missions en Afrique…

Et c’est ainsi que samedi et dimanche de la semaine dernière, M. Assaraf, 32 ans, fils de Côte-des-Neiges, habitué à opérer en Afrique, a arpenté les couloirs du vieil hôpital communautaire de la rue Sherbrooke avec les médecins, dont le Dr Gagnon, l’ami d’un ami…

Lundi dernier, le CIUSSS du Centre-Sud l’embauchait.

Depuis lundi, Isaac Assaraf épaule toute la communauté de l’hôpital Notre-Dame – pas juste les médecins, tout le monde est enrôlé : infirmières, préposés, informaticiens, services techniques, ouvriers, service de l’hygiène, etc. – pour une mission pas banale…

Construire un hôpital dans l’hôpital !

Vous avez bien lu : un hôpital dans l’hôpital. On monte à l’instant des cloisons à la grandeur de l’immeuble, avec des « 2 par 4 » et du Coroplast (le matériau des pancartes électorales) pour isoler toutes les unités qui serviront à soigner les patients atteints de la COVID de ceux qui ne le sont pas.

Le triage des patients se fera dans des tentes, à l’extérieur de l’hôpital. Il y aura une « entrée COVID » et une « entrée non-COVID ».

« La prémisse, c’est qu’on se prépare à une longue guerre, qui va durer des mois. On veut que les patients COVID et les patients non-COVID soient aussi bien traités. »

— Le Dr Vincent Bouchard

L’hôpital dans l’hôpital vise à limiter au maximum les risques d’infection des patients qui sont soignés à Notre-Dame. Il sera physiquement impossible qu’ils croisent des patients infectés, une fois sur les lieux.

Mais l’hôpital dans l’hôpital, c’est aussi une façon d’épargner des munitions dans cette guerre contre le virus. Vous vous souvenez des 50 masques N95 utilisés pour UN patient dont parlait le Dr Bouchard ?

Les soignants gaspillent beaucoup de masques parce que dans l’hôpital, ils passent d’une zone à l’autre, d’une chambre à l’autre. Chaque fois qu’ils sortent d’une zone, d’une chambre « infectée », ils doivent se déshabiller, se désinfecter et se rhabiller.

Ce qui fait gaspiller un nombre précieux de masques N95, de housses, etc.

Parce que dans le système « hôpital dans l’hôpital », le soignant va théoriquement s’habiller une fois, pendant son quart de travail : où qu’il se trouve, il sera dans une zone réputée infectée…

Quand il enlèvera son N95, ce sera pour retourner à la maison.

L’espoir, ici, c’est que dans un contexte où les N95 sont rationnés, les soignants de Notre-Dame en utiliseront dix fois moins, grâce à l’étanchéité entre les « deux hôpitaux ». 

« Il y a trois bénéfices à ces deux hôpitaux qui roulent en parallèle, dit le Dr Bouchard. Un, on économise sur le matériel, comme les masques, comme les housses. Deux, on gagne du temps : s’habiller, se déshabiller, ça prend un temps fou et il faut y aller lentement. Trois, ça rassure les patients non-COVID. »

Le Dr Bouchard insiste sur le deuxième point : la nécessaire lenteur des soignants pour enlever leur tenue de combat.

« On ne contracte pas le virus en soignant, on le contracte en se déshabillant. L’erreur ? On est fatigués, ça fait 12, 13 heures qu’on travaille. On enlève les gants, la charlotte, la housse, la blouse, les lunettes sans faire attention. On touche son visage. Et voilà… »

Pour prévenir cette contamination, à Notre-Dame, chaque déshabillage de chaque soignant se fera sous la supervision d’une autre personne, un « chef d’orchestre », illustre Vincent Bouchard.

« Cette personne va rappeler à la personne qui se déshabille quoi faire, à quel moment : Enlève ton gant droit, roule ton gant droit dans ta main gauche, mets-le dans le sac… »

Bref, comme les soignants se contaminent en se déshabillant, moins on se déshabille, moins on se contamine.

Et moins on gaspille d’équipement, comme les précieux masques N95.

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Isaac Assaraf, 32 ans, mériterait une chronique à lui seul, peut-être deux.

Bio de sa fiche LinkedIn : « Responsable logistique du centre de traitement Ebola de Katwa », dans le Nord-Kivu, en République démocratique du Congo (RDC).

Né à Côte-des-Neiges, il a fait des études en droit (bac à Ottawa et maîtrise à Laval). Il avait le goût de la justice, de l’équité… « Mais je trouvais le droit trop théorique, dit-il, je voulais être dans la pratique. »

Isaac Assaraf s’est inscrit à l’Institut Bioforce, qui forme des travailleurs humanitaires, et il en est sorti logisticien. RDC, Nigeria et République centrafricaine : l’Afrique est devenue son lieu de travail pour l’ONG médicale Alima, à essayer de faire le bien à travers les coups d’État, les seigneurs de guerre, les camps de déplacés, l’Ebola et le choléra… Notamment.

« C’est beaucoup moins stressant ici, lance le logisticien, au bout du fil. À Montréal, il n’y a pas d’enjeu de sécurité. Et le soir, je peux voir mes deux frères. Je suis plus habitué à travailler de 6 h à 21 h et à retourner dans un campement sans électricité… »

Pour affronter la COVID-19, un hôpital montréalais est mieux outillé qu’une clinique dans la jungle de la RDC : « Il y a ici des ressources, des ressources techniques, humaines et budgétaires. Mais face à un virus comme ça, ça prend une réactivité qu’on ne peut comprendre que si on l’a vécue. »

Le savoir-faire face à un virus du genre, Isaac Assaraf le possède. Il s’agit de le transmettre. Une des clés, dans la guerre à venir à l’hôpital Notre-Dame : créer des « circuits ».

« Des circuits de patients, de soignants, de déchets contaminés, dit-il, en gros, c’est ce que je fais.

— L’hôpital dans l’hôpital, c’est votre idée ?

— Dans un monde idéal, on ferait ça au Stade olympique, mais on n’est pas dans un monde idéal… »

Le danger de la COVID-19, c’est que trop de Québécois soient malades en même temps et que cela submerge les hôpitaux. Comme en Italie. Isaac Assaraf : « Les soignants d’ici sont dans une situation extraordinaire, jamais vue. Mais l’urgence, ça va durer deux semaines : après, ça devient un nouveau rythme d’activité. J’ai monté des centres de traitement de l’Ebola dans l’urgence. Après, le truc roule. »

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L’hôpital dans l’hôpital est en train de se construire, une initiative « locale », comme on dit. Ce n’est pas le Ministère qui a dit : construisez un hôpital dans l’hôpital. Mais en ces temps incertains, le réseau découvre la flexibilité, la souplesse qui est obligatoire face à un ennemi invisible et méconnu.

Sonia Bélanger, PDG du CIUSSS du Centre-Sud, est très fière de cette collaboration de toute la communauté de l’hôpital Notre-Dame, des employés de l’approvisionnement en passant par ceux de l’hygiène et des médecins : « La cogestion médicale, c’est un exercice à développer et cette semaine, on a réussi un gros virage. »

Louis-Pierre Poulin, chef du département d’anesthésie de l’hôpital Notre-Dame, est fier de son « petit hôpital », qui est en train de créer l’hôpital dans l’hôpital : « Il fallait avoir le go, et on l’a eu de la PDG. Les cadres ont eu la consigne : si les médecins demandent quelque chose, vous le leur donnez. »

Mais les solutions ne viennent pas forcément des médecins, elles viennent de tout le monde, insiste le Dr Vincent Bouchard : « Dans les rencontres, tout le monde est là. On est dans la réalité de la collaboration interdisciplinaire. Ça roule, y a pas de freins. Y a un problème ? On le règle. Des fois, c’est un docteur qui a la solution. Des fois, c’est notre gars d’hygiène-salubrité. Des fois, c’est Isaac. J’insiste : c’est pas une affaire de docteurs. »

Sur papier, « l’hôpital dans l’hôpital » est prometteur. Moins d’infections, moins de soignants malades, moins d’équipement gaspillé…

Sur papier.

« Ce qu’on a créé, ça existe dans notre esprit. Mais c’est encore une abstraction : ça n’a pas été testé dans la réalité. On n’a pas encore assez de gens malades pour le mettre à exécution. On souhaite ne pas avoir à le mettre à exécution, mais on pense qu’on va devoir le faire… Cette semaine. »

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