Odile, différente

Quinze ans. T’as 15 ans. Tes poumons ne font plus la job. C’était prévu, écrit dans le ciel, programmé. T’as la fibrose kystique.

C’est les poumons qui lâchent, petit à petit. Mais c’est pas tout, avec la fibrose kystique. Y a tout le reste. La difficulté à manger, à digérer. En plus de la difficulté à respirer.

T’as 15 ans. Tu t’appelles Odile.

Et t’attends tes poumons.

Ça ne se commande pas sur Amazon, des poumons. Ça vient d’une banque de donneurs d’organes. C’est quelque chose comme une loterie. Certains, Odile, meurent en attendant des poumons qui ne sont pas venus à temps.

***

T’as 15 ans. Les deuils, tu les enfiles. Une vie « normale », les amours, les partys. Rêver ? L’avenir ? C’est dur d’imaginer ça, quand la mort te guette. L’école aussi fut un deuil : les forces vives ont fini par te quitter, tu n’iras plus à l’école, du moins pour un bout de temps. T’avais déjà été dans le programme enrichi.

Un bout de temps, à 15 ans, c’est quoi ?

L’éternité.

T’as 15 ans, tu rates tout. Les amours, les partys. Tes amis te désertent, forcément.

Tes amis vivent leur vie d’ado. Toi, t’es branchée à des tubes reliés à des machines, gavée, t’as multiplié les allers-retours à Sainte-Justine. Tes amis disparaissent. Ce n’est ni leur faute ni la tienne.

T’as 15 ans, t’as plus d’amis.

Tu t’appelles Odile Lefrançois.

T’as deux choses, dans la vie, à part la maladie.

Ta famille : papa, maman, tes deux petites sœurs.

Et les mots. Les mots que tu écris, puis ceux que tu dévores dans les livres. Tu t’accroches aux mots : « Les mots contre mes maux. »

T’as 15 ans, t’es à Sainte-Justine, tes poumons sont vraiment sur le bord de lâcher. Là, à ce stade, t’es à Sainte-Justine à temps plein. Tu respires, mais l’oxygène que tu parviens à respirer ne parvient pas à alimenter convenablement tes organes. Ton corps meurt au ralenti.

T’es dans un demi-sommeil permanent. C’est le corps qui te fait semi-dormir. Pour te préserver.

Oh, t’as voulu mourir, souvent. T’as même choisi la façon. Mais t’as 15 ans, Odile, et tu t’es agrippée à la vie, malgré la fatigue, malgré l’écœurement, malgré… ton corps.

Et là, dans ton demi-sommeil, tu les entends, dans la pénombre de ta chambre. Tu les entends, tes parents et le médecin. Le bout de la route approche. Tu n’entends pas tout, mais tu comprends tout.

Y a deux options, au fond.

Un, on attend que les poumons arrivent. On ne sait pas s’ils vont arriver. Possible que tu attendes à mort.

Deux, on te branche à une ECMO, une machine de soins intensifs qui assure l’« oxygénation par membrane extracorporelle ». L’ECMO est un miracle moderne, qui sauve parfois des patients.

Mais toi, Odile, t’es différente. C’est toujours différent, pour toi. Si on te branche à l’ECMO, tes organes vont souffler un peu, ton corps va avoir un répit. Mais te brancher à l’ECMO va t’exclure de la seule solution qui pourra te sauver : la greffe.

T’entends ça, Odile. Et toi qui avais si souvent voulu mourir, là, t’es terrorisée. Là, c’est vrai, ce ne sont plus que des idées noires. Mille choses te passent par la tête, dans ta tête d’enfant. Oui, t’as 15 ans, mais 15 ans, c’est être encore un enfant.

Tu penses à la vie, Odile, tu penses à tes parents, tu sais qu’ils sont épuisés par ton état, épuisés d’avoir une enfant qui meurt au ralenti, sans jamais mourir…

Ils sortent dans le couloir, avec le pneumologue. Le couloir, pour parler librement. Dire les choses que tu ne dois pas entendre. À ce moment-là, tu te résignes, petite Odile, tu es prête. Tu penses aux mots, encore : aux mots qui seront tes adieux…

Tes parents reviennent. Ils se penchent sur ton lit. Tu es étonnée : il n’y a pas de larmes dans leurs yeux.

Au diable la machine ECMO. Tes parents t’annoncent que le combat continue ! On te transfère dans un hôpital pour adultes. Tu seras déjà là si des poumons se matérialisent.

Ta première nuit dans cet hôpital, tu la passes à pleurer. La chaleur du personnel de Sainte-Justine est absente. Tu t’ennuies des plafonds colorés, des blouses Disney et de tes parents, qui ne peuvent pas passer la nuit avec toi, ici, dans cet hôpital pour les grands.

Au matin, ton père est là. Le chirurgien doit passer. Vous avez des questions pour lui. Il débarque, ce médecin, barbe de deux jours, l’air vidé. Mais il a la plus belle des réponses, livrée avec un immense sourire…

Des poumons. Il a des poumons pour toi.

Tu seras opérée aujourd’hui.

Tu pleures.

Ton père pleure.

Au bout du fil, ta mère pleure aussi.

***

Odile Lefrançois a survécu. Elle a 22 ans.

Sept ans plus tard, elle est là, toute menue, cheveux roses et bleus, assise sur un pouf au Salon du livre. Elle a publié un livre, Différente – Marquée pour la vie, sur sa vie.

« J’écris depuis que je suis en 4année, me dit-elle. C’est un bon départ, le livre. J’écris sur ce que j’ai vécu. L’isolement, être à l’écart des autres, mes difficultés à grandir comme tout le monde… »

Aujourd’hui, Odile rattrape cette vie dont elle n’a été si longtemps qu’en périphérie.

Elle étudie au cégep de Saint-Laurent en littérature. Et elle s’implique dans la vie du campus. Le journal étudiant, le Procrastin, dont elle est la rédactrice en chef. L’asso étudiante.

C’est Ariane Bureau, conseillère de vie étudiante au cégep, qui m’a contacté pour me parler d’Odile. Elle m’a raconté la vie de cette petite battante, en ajoutant : « Et en plus, elle a écrit un livre… »

J’ai rencontré Odile vendredi matin, à deux pas du kiosque 125. Elle était accompagnée d’Ariane et de son amie Lauryanne Barrette, du journal étudiant. Odile avait une séance de dédicaces à midi pour son livre.

« Ça a été très thérapeutique…

— Quoi donc, Odile ?

— Écrire. Faire ce livre.

— Pourquoi ?

— Je suis anxieuse, je réfléchis beaucoup. Au lieu de tout garder dans ma tête, quand j’écris, c’est comme si je n’avais plus besoin d’y penser. C’est pus là. C’est… libérateur. »

Écrire, me dit-elle, ça apaise le cœur, ça apaise l’esprit.

Je me dis, en notant : t’as tout compris, petite…

Je remarque un tatouage sur l’avant-bras droit d’Odile.

« C’est quoi ?

— Une ligne de vie. »

Je comprends, après deux ou trois secondes, en prenant des notes :

« Comme un électrocardiogramme !

— Oui. Y a cinq pics, me dit Odile, en glissant le doigt sur son tatouage. Pour toute ma famille. Mes parents, mes sœurs, moi. Et ça cache mes cicatrices.

— Tes cicatrices ?

— Y a quelques années, j’allais vraiment pas bien… »

Et là, je comprends, tout de suite.

Continue à écrire, petite Odile.

Les mots, oui, tu l’as bien dit, peuvent terrasser bien des maux.

Différente – Marquée pour la vie

Odile Lefrançois

Les Éditions de l'Apothéose

130 pages

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