Chronique

Plus de pain et plus de roses

Vingt-cinq ans après la marche Du pain et des roses, alors que nous sommes plongés dans une crise qui envoie massivement les femmes au front, j’étais heureuse de voir leur contribution enfin reconnue haut et fort pour la première fois à l’Assemblée nationale, mardi.

Dans une motion célébrant le 25e anniversaire de la marche féministe, Manon Massé, co-porte-parole de Québec solidaire, qui était elle-même de la marche en 1995, a proposé que l’Assemblée nationale en souligne l’apport et s’en inspire pour la suite des choses. Comment ? En reconnaissant le fardeau que portent majoritairement les femmes dans la crise de la COVID-19, en s’engageant à soutenir les luttes féministes et en demandant au gouvernement de « saisir l’occasion d’élaborer un plan de relance pour le Québec qui vise à réduire encore davantage les inégalités entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les femmes elles-mêmes ».

Bien qu’elle soit passée inaperçue dans le flot des nouvelles sur la COVID-19, cette motion adoptée à l’unanimité a une valeur symbolique indéniable, souligne l’ex-députée solidaire Françoise David, qui, à l’époque où elle était présidente de la Fédération des femmes du Québec, avait organisé la marche Du pain et des roses.

Les motions n’ont évidemment pas force de loi. Mais ce sont des munitions parfois fort utiles pour mettre les politiciens devant leurs contradictions et faire progresser les débats.

Au moment d’adopter la motion, le premier ministre, François Legault, a reconnu le fardeau particulier que portent les femmes durant la pandémie. « On doit se dire la vérité : la crise qu’on vit depuis deux mois et demi, quand on regarde ce qui se passe dans les CHSLD, bien, ce sont beaucoup de femmes qui sont au front depuis deux mois et demi. Et c’est pour ça que, oui, il faut mieux les payer. »

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Les femmes comptent pour 90 % des infirmières et 88 % des préposées aux bénéficiaires au Québec. Ce sont elles qui, le plus souvent, soignent, éduquent, gardent, aident…

Mieux payer les femmes qui travaillent trop souvent à bas salaire pour prendre soin des autres était justement une des revendications de la marche Du pain et des roses en 1995, qui avait notamment permis l’augmentation du salaire minimum, la perception automatique des pensions alimentaires, la réduction du temps de parrainage pour les femmes immigrantes et une loi sur l’équité salariale.

Il faudra s’inspirer de cette marche historique, a souligné le premier ministre, en souhaitant à toutes les Québécoises « plus de pain et plus de roses » pour les années à venir.

De voir que, 25 ans plus tard, malgré les avancées, il y a encore tant à faire ne décourage en rien Françoise David. « Ça ne me rend pas pessimiste. Ça me rend doublement revendicatrice. »

La crise souligne à grands traits que nombre de métiers traditionnellement féminins, liés aux soins et à l’éducation, restent dévalorisés et sous-payés.

« Ce sont des batailles à refaire sans cesse… Ce qu’on demandait à l’époque du Pain et des roses, c’est : reconnaissez les emplois féminins et payez-les comme du monde. »

Françoise David croit que le contexte de crise favorisera peut-être enfin cette reconnaissance. « Parce qu’il faudrait être aveugle ou refuser de voir la réalité pour ne pas admettre que ce sont les femmes qui sont massivement au front. Ça ne saurait être plus clair. C’est donc le moment ou jamais, 25 ans plus tard, de reconnaître ce travail à sa juste valeur. Il faut aller plus loin qu’en 1995. »

Mardi, lors de l’adoption de la motion célébrant le 25e anniversaire de la marche Du pain et des roses, François Legault a rendu hommage à la ténacité de Françoise David pour une « cause qui aurait dû être réglée depuis longtemps ». Il a rappelé que sa première rencontre avec elle, il y a 20 ans, à l’époque où Lucien Bouchard était premier ministre, avait été « marquante ». « Parce que c’était difficile de dire non à Françoise David. Puis disons qu’elle était très exigeante quand on parlait entre autres du salaire minimum, qui était important pour les femmes. »

Le commentaire a fait sourire la principale intéressée. « Il exagère un peu ! Lucien Bouchard aussi avait déjà dit ça. Mais si vous saviez le nombre de fois où ils ne m’ont pas écoutée ! En fait, ils m’écoutaient. Mais ils ne faisaient pas ce que je voulais. S’ils m’avaient toujours dit oui, il n’y aurait jamais eu de coupes à l’aide sociale, il y aurait bien plus de logements sociaux et tant d’autres choses encore ! Mais c’est vrai que j’étais tenace. »

Même si le contexte semble favorable, la valorisation des métiers du soin traditionnellement féminins ne se fera pas tout seule. « Ce sera difficile. Car c’est toute la vision de l’économie qu’il faut revoir. Tant que les gens “sérieux”, les économistes “sérieux” vont considérer que l’économie “sérieuse”, c’est du gaz naturel, des mines et des routes… De la grosse entreprise avec des gars super bien payés… Tant que l’économie, aux yeux des gens qui décident, va n’être que ça, il sera difficile de faire reconnaître à sa juste valeur ce travail, aussi bien dans les services publics que privés, qui consiste à s’occuper des gens. »

Il faudra donc en arriver à comprendre que sans ce travail essentiel abattu par des femmes, on aura beau creuser des mines, la société sera dysfonctionnelle. « Les êtres humains ont besoin d’abord et avant tout – on s’en rend compte en ce moment plus que jamais – de communauté, de solidarité, de partage, de culture. »

Bref, il faudrait changer notre vision de ce qui constitue une société « prospère ». « Rien de moins… »

Non, Françoise David ne propose pas que l’on revienne à l’âge des cavernes et que l’on s’éclaire à la chandelle. « Ce que je dis, c’est que jamais depuis quelques décennies n’a-t-on autant compris à quel point nous avons besoin les uns des autres. C’est ce qui me donne espoir. »

Ce changement de vision, ce sera d’abord et avant tout aux citoyens d’y veiller. « Pour que ça marche, il va falloir que la population du Québec, une fois que la crise sera jugulée, on l’espère, indique à ses dirigeants la voie à suivre. Il ne faut pas penser que tout va venir d’en haut. »

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« Une crise genrée exige une réponse genrée », a écrit ma consœur Noémi Mercier dans L’actualité (1). En effet. Et pour y arriver, il faudra que davantage de femmes soient assises à la table où se prennent les décisions. Pour l’heure, le comité de relance, chargé de répondre à l’urgence économique et de préparer le Québec de l’après-crise, est formé de cinq hommes – le premier ministre lui-même, les ministres des Finances, de l’Économie et du Travail ainsi que le président du Conseil du trésor. 

Françoise David croit que la ministre responsable de la Condition féminine devrait obligatoirement en faire partie. « Il faudrait que chaque fois qu’il est question de relance économique et de choisir où le gouvernement va mettre de l’argent, la ministre, avec le soutien de groupes de femmes et d’expertes féministes capables de l’aviser en matière économique, puisse porter la voix des femmes et rappeler constamment que la relance économique, cela ne peut pas être seulement les grosses jobs, la construction, etc. »

La question que Françoise David aimerait que l’on se pose dans le Québec « d’après » : « Comment allons-nous valoriser sérieusement tout ce travail, ayant aussi des retombées économiques, qui consiste à faire en sorte que nos populations soient bien éduquées et en bonne santé ? »

« Je sais bien que tout cela ne changera pas du jour au lendemain. Mais au moins que l’on accepte d’y réfléchir. J’ai des attentes envers le gouvernement actuel. Mais j’ai plus envie encore que la population se dise : ça nous appartient de changer l’ordre des choses. »

Si on veut vraiment plus de pain et plus de roses.

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