OPINION PREMIÈRES NATIONS
Sortir les autochtones des réserves ?
La récente ouverture médiatique envers les Premières Nations a donné lieu à certains propos réducteurs, discriminatoires et faiblement éclairés
Médecin psychiatre
Médecin psychiatre travaillant dans des communautés autochtones et professeure universitaire en psychiatrie transculturelle, je me réjouis des récentes préoccupations publiques au sujet des Premières Nations et des Inuits.
Cette ouverture médiatique sur un sujet largement occulté dans notre espace collectif, si brève soit-elle, permettra possiblement d’approfondir notre compréhension de ces enjeux complexes. Cependant, elle a aussi donné lieu à la publication de propos réducteurs, discriminatoires et faiblement éclairés au sujet des autochtones. Propos que je dénonce ici.
« Oubliez le mythe de la chasse et de la pêche, ces activités qui permettaient de se nourrir dans le passé. Les autochtones d’aujourd’hui se nourrissent de
, se saoulent jusqu’à plus soif et consomment des drogues qui arrivent par les avions des Blancs », lisait-on cette semaine dans la presse écrite. « La culture autochtone n’a-t-elle pas échoué à prendre le tournant de la modernité qui, elle, a propulsé tout l’Occident hors de la pauvreté en favorisant l’émergence de la classe moyenne ? », y lisait-on également.Généralisations au sujet des autochtones, infériorisation de leur culture par rapport à la culture occidentale, occultation de toute responsabilité politique en regard de leurs problèmes socioéconomiques, ces commentaires suintent l’essence de la pensée coloniale. La professeure que je suis, débinée, les a pris en note pour les intégrer dans son cours sur le visage contemporain du colonialisme et le racisme envers les peuples autochtones. Au moins, ils serviront à un quelconque académisme.
Paradoxalement, ces propos semblent avoir été écrits dans une prétention de lucidité et de bienveillance envers les autochtones.
Mais cette façon de les regarder de haut, de leur enlever tout visage humain en les homogénéisant comme des ivrognes qui mangent des burgers, de situer la source du problème dans leur culture plutôt que dans leur contexte sociopolitique, constitue précisément de ce qui brime les communautés autochtones : la condescendance et l’aveuglement coloniaux. Qui n’ont absolument rien à voir avec leur culture ni leurs traditions.
Pourtant, l’idée d’une culture mortifère semble bien ancrée dans l’esprit de plusieurs. « C’est au nom de valeurs traditionnelles empreintes de nostalgie que la majorité des autochtones refusent de quitter leurs réserves… », lisait-on aussi cette semaine. La solution qui découle d’un tel raisonnement serait donc de les sortir des réserves pour les sauver de leur culture désuète et leur donner accès à la modernité occidentale.
Or cette idéologie était précisément celle des pensionnats : offrir un avenir meilleur aux autochtones en les extirpant d’une culture inférieure et en les éduquant selon les normes d’une culture supérieure (hiérarchie autoproclamée), dans une intention rationnellement altruiste. Avec les résultats que l’on connaît.
Selon un autre stéréotype largement véhiculé, le taux de suicide élevé chez les autochtones serait, lui aussi, le fait de leur culture (décidément fort vilaine). Néanmoins, dans l’une des études les plus importantes réalisées au Canada sur le sujet (Chandler & Lalonde, 1998), on démontre que le taux de suicide est significativement moindre dans les communautés qui préservent leur culture.
La corrélation est mesurée à partir de différents paramètres de continuité culturelle, notamment une forme d’autonomie gouvernementale, des droits territoriaux, un contrôle sur leur système d’éducation et des mesures explicites pour la conservation des traditions.
Donc la culture, ainsi que des mesures sociopolitiques inverses au processus colonial, constituent des facteurs de protection en regard du désespoir des autochtones.
Pour terminer, adonnons-nous à un bref exercice de miroir. J’ajoute ici d’autres commentaires méprisants : « Peuple apathique et rétrograde… s’accrochant aux anciennes coutumes… avec la ténacité irrationnelle d’un peuple mal éduqué et stationnaire… on ne peut guère concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple… ». Fortement similaire aux citations précédentes, celle-ci ne concerne pourtant pas les autochtones. Elle est tirée du rapport Durham (1839) et porte sur les Canadiens français que l’on souhaitait, à l’époque, soumettre bienveillamment à la culture britannique anglophone « pour les tirer de cette infériorité ».
Il est utile de constater combien notre perception subjective change selon l’orientation du miroir. Tristement, ceux qui ont récemment écrit sur la « culture autochtone mortifère » semblent incapables de puiser dans leur propre histoire d’oppression culturelle pour entrer en résonnance empathique avec les peuples autochtones. Et je doute que certains réalisent leur communauté de pensée avec Lord Durham.