Réseau de la santé

CADRES AU PUBLIC, PROPRIÉTAIRES AU PRIVÉ

Des gestionnaires du réseau public à la barre d'une agence de placement

Des cadres du réseau de la santé ont fondé une agence de placement de personnel qui jouit d’importants contrats publics, a appris La Presse au moment où le réseau s’arrache les renforts nécessaires pour affronter la deuxième vague de COVID-19.

Carmelle Lubin, Violette Jeune et Yvette Destilus occupaient simultanément leur emploi de gestionnaires au sein du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, à l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay (IRGLM), et leur rôle d’administratrice de l’agence DJL2 inc., depuis sa création à l’automne 2019.

Un syndicat présent à l’IRGLM dénonce des tentatives de recrutement de la part des gestionnaires visant des employés de l’établissement. L’allégation est niée par les principales intéressées, qui n’estiment pas s’être placées en conflit d’intérêts.

Des experts du domaine de la santé évaluent toutefois qu’un tel double emploi est inadmissible : « C’est un conflit d’intérêts flagrant », dit Bryn Williams-Jones, de l’Université de Montréal, à qui l’on a soumis le cas.

L’enquête de La Presse a permis de repérer au moins six autres agences de location de personnel qui appartiennent – au moins en partie – à des travailleurs du réseau public. Cinq d’entre elles ont réussi à obtenir des contrats publics dans les derniers mois. Les propriétaires avec lesquels La Presse a pu s’entretenir nient tout conflit d’intérêts, soulignant qu’ils ne font pas affaire avec les établissements qui les emploient.

Listes d’ancienneté ou de rappel, bottin du personnel, numéros de cellulaire : un travailleur du réseau a accès à des informations qui valent de l’or pour une agence qui tente de recruter des travailleurs.

Enquête interne

Mme Lubin et Mme Jeune ont récemment été convoquées par le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal à propos de leur situation. Les deux ont vendu leurs parts dans DJL2 au cours des derniers jours. Mme Destilus a démissionné de son poste au CIUSSS la semaine dernière, indique son ex-employeur. Elle n’a pas rappelé La Presse.

« Dès que nous avons été informés, une enquête interne a été enclenchée. D’ailleurs, celle-ci n’est pas encore terminée », a indiqué Jocelyne Boudreault, du service des communications du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

« Advenant que notre enquête démontre un conflit d’intérêts, il est clair que notre établissement demanderait une rectification de la situation et mettrait en place des mesures pouvant aller jusqu’à la fin d’emploi. »

— Jocelyne Boudreault, du service des communications du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

DJL2 n’avait pas de contrat avec cette organisation, mais a remporté un contrat de 2,7 millions avec le Groupe d’approvisionnement en commun des établissements de santé de l’Est du Québec juste après sa création, puis un contrat de location de personnel d’une valeur de presque 100 000 $ avec le CISSS de la Montérégie-Ouest le 31 août dernier.

En entrevue avec La Presse, Carmelle Lubin a fait valoir que même si elle était théoriquement responsable du recrutement pour DJL2, elle n’a jamais travaillé en ce sens. « Depuis le début, j’ai dit au directeur [de l’agence] que je ne voulais pas qu’on aille chercher du personnel qui travaille au Centre-Sud pour venir travailler pour l’agence. J’ai été claire avec lui », a-t-elle dit. Pour cette raison, elle estimait ne pas se trouver en conflit d’intérêts.

« J’ai toujours été très honnête dans tout ce que je fais », a-t-elle dit. Elle possédait 9 % des parts de l’entreprise.

Dans un message mis en ligne sur Facebook juste avant la pandémie et obtenu par La Presse, elle affirme que DJL2 offre « le meilleur taux horaire sur le marché », en plus d’offrir un « séjour de vacance payé au frais de l’agence dans le sud » à ses travailleurs. « Prime de référencement pour vos collègues », ajoute l’avis, signé par Mme Lubin (que nous n’avons pas corrigé ici).

Violette Jeune a aussi fait valoir qu’elle n’avait « jamais » tenté de recruter des subordonnés pour l’agence dont elle était copropriétaire.

« Je trouve difficile qu’on m’associe à une sorte d’apparence de conflit d’intérêts. »

— Carmelle Lubin, gestionnaire au sein du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, à l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay, et ancienne administratrice de l’agence DJL2 inc.

« Je ne faisais jamais du recrutement pour eux. […] Je n’ai vraiment pas le temps depuis des mois : je travaille [le] jour, [le] soir, [la] nuit. »

Françoise Ramel, présidente par intérim du syndicat des infirmières pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de Montréal, ne s’en cache pas : c’est elle qui a alerté les ressources humaines quant au double emploi de ces cadres. Elle estime d’ailleurs que l’employeur n’a pas agi assez rapidement.

Des employés de l’IRGLM ont dénoncé auprès de Mme Ramel des tentatives de recrutement. « C’est eux qui nous ont avisés en disant qu’ils étaient sollicités via Facebook, via des mails, par certains cadres de l’établissement IRGLM pour une agence de placement DJL2 », a dit Mme Ramel en entrevue avec La Presse. « Ça crée un climat de peur, les gens n’osent pas le dire parce que c’est leur employeur. […] On ne peut pas être dans un conflit d’intérêts aussi grand que ça. »

« Déloyal »

Les experts du réseau de la santé consultés par La Presse estiment que le double emploi des trois administratrices de DJL2 était totalement inadéquat.

« Ça ne se fait pas du tout. C’est déloyal envers l’institution publique – l’employeur principal », a analysé le directeur du programme de bioéthique de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, Bryn Williams-Jones.

« Quand tu as un poste d’autorité – dans ce cas-ci comme chef de service – dans un établissement public, ton travail est de recruter dans l’intérêt de l’institution, pas dans tes propres intérêts ; de surcroît quand tes propres intérêts sont financiers. Du moment où tes propres intérêts entrent en jeu, il y a un conflit d’intérêts. »

— Bryn Williams-Jones, directeur du programme de bioéthique de l’École de santé publique de l’Université de Montréal

« Ton devoir principal est envers l’équipe de soins, l’institution, les patients », explique celui qui est aussi membre chercheur du Centre de recherche en éthique ainsi que du Centre de recherche en santé publique.

Sans compter « les torts causés aux collègues du public qui sont gigantesques parce qu’on nuit ainsi à l’embauche d’infirmières salariées à temps plein dans le réseau public et on contribue ainsi à la mobilité du personnel qui est un problème majeur en temps de pandémie », conclut le professeur Williams-Jones.

Aussi professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, Roxane Borgès Da Silva trouve « scandaleux » que des infirmières du réseau public aient pu « mettre un coup de poignard dans le dos » de ce même réseau en faisant du recrutement au profit d’une agence privée ; agence dans laquelle elles avaient des intérêts financiers de surcroît.

De plus, souligne Mme Borgès Da Silva, il est « malhonnête » de vanter le « meilleur taux horaire sur le marché actuellement » alors que dans les faits – en quittant le réseau public –, les infirmières qui rejoindront cette agence privée seront désavantagées financièrement en perdant du même coup leurs avantages sociaux.

Pour sa part, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec indique qu’« une infirmière peut cumuler plusieurs emplois à la fois ». « Qu’elle travaille dans le domaine privé et/ou dans le réseau public, ses obligations déontologiques et responsabilités professionnelles demeurent les mêmes envers la clientèle, a précisé l’Ordre dans une réponse par courriel. Si dans le cadre de ses fonctions, elle fait de la sollicitation auprès de ses collègues pour un autre employeur, cela relève davantage des relations de travail. C’est alors à son employeur de déterminer les mesures à mettre en place pour remédier à la situation. »

Six autres agences

La Presse a identifié six autres agences de placement, la plupart créées récemment, qui comptent des employés du réseau de la santé parmi leurs propriétaires. Dans ces cas, rien n’indique toutefois que ces employés sont des gestionnaires.

Support Médic, qui jouit d’un contrat de location de personnel avec le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, appartient notamment à Germaine Dan, une infirmière du CISSS de Laval. « Que ce soit moi ou un autre propriétaire d’agence, ça ne changerait rien à la situation, a-t-elle réagi. J’ai dissocié ces deux personnalités, finalement. »

Agence Solution RH, qui loue du personnel au CISSS de Chaudière-Appalaches, appartient notamment à Amadou Guira, un infirmier du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Québec. « Je ne pense pas qu’il s’agit d’un conflit d’intérêts, a-t-il dit au téléphone. Mon entreprise n’a pas de contrat avec le CHU de Québec. […] Il faut faire la part des choses. » Le professionnel a ajouté qu’il était actuellement en congé sans solde de son emploi.

Alpha Diallo est lui aussi en congé de son emploi d’infirmier, cette fois au CHUM. Il est propriétaire de Recrutement Elixir, qui a obtenu un contrat de location de personnel avec le CISSS des Laurentides et le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Il a indiqué « ne pas avoir de contact » de recrutement avec ses collègues du CHUM et se concentrer sur le personnel qui travaille pour ses compétiteurs. M. Diallo a indiqué qu’il n’avait pas cru bon d’avertir son employeur de son projet commercial.

L’agence JM Santé appartient à deux infirmiers et une infirmière auxiliaire du CISSS de la Montérégie-Centre. Les deux premiers n’ont pas voulu discuter avec La Presse et la troisième n’a pas pu être jointe.

N2K Médic affirme pouvoir placer du personnel de santé dans des hôpitaux du Québec. Elle appartient en partie à Amoin Pauline Kouamé, une employée du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Lorsque La Presse l’a jointe, elle a passé le combiné téléphonique à un homme qui a défendu sa position. « Est-ce que c’est interdit par la loi que quelqu’un qui est employé quelque part soit propriétaire d’une entreprise ? », a-t-il dit, en guise de question rhétorique.

Déjà, La Presse révélait la semaine dernière qu’aux prises avec une pénurie criante de personnel en pleine pandémie, le réseau de la santé s’était tourné vers des agences de placement qui n’avaient jamais satisfait aux critères de sélection des contrats publics auparavant, notamment une agence qui vante les profits réalisés par ses « hustlers » ; d’autres qui recrutent des travailleurs vulnérables, parfois sans papiers.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.