Opinion

Le racisme systémique et la violence des mots

Nous voulons souligner ici le caractère inquiétant des discours dominants et de la position que semble prendre le Québec autour de « l’affaire de l’Université d’Ottawa ». Quoique beaucoup d’enjeux aient été soulevés, la plupart masquent la source, c’est-à-dire l’emploi du « n-word » et la manière dont l’emploi de ce mot maintient le racisme systémique.

De nombreux ouvrages rigoureux abordant le racisme montrent que la dynamique actuelle comporte plusieurs éléments qui alimentent, au lieu de contrer, le racisme systémique. Nous trouvions important de souligner ces éléments afin de recentrer le débat sur le racisme systémique qui joue encore aujourd’hui et se manifeste dans le débat qui rugit présentement.

D’abord, ce n’est pas surprenant que le débat se soit décentré de l’enjeu principal (l’utilisation du pire des n-word par une professeure dans un contexte universitaire) et se soit concentré plutôt sur la liberté académique et le spectre de la censure à l’université. C’est une tactique très efficace, pour rallier la majorité, que d’instaurer l’illusion que des voix minorisées porteraient atteinte à des libertés fondamentales de la société, même si cette atteinte n’est pas fondée.

Deuxièmement, l’utilisation de la censure comme arme de silence. Alors qu’on décrit la censure dans l’espace public, on rend difficile pour les personnes qui ne véhiculent pas le discours majoritaire de se faire entendre. On qualifie ces voix d’extrémistes et on nous fait bien comprendre que si on se mouille, on s’expose à des représailles. Malgré ces menaces latentes, il importe de prendre la parole publiquement sur ce sujet complexe et délicat.

Les travaux antiracistes démontrent sans équivoque la place des mots comme arme efficace pour maintenir le racisme systémique. Dans ce contexte, il est clair pour nous que certains mots ne devraient tout simplement pas être prononcés dans le contexte social où le racisme systémique est une réalité (quoi qu’en dise notre premier ministre). Ces mots « heurtent » des personnes qui sont déjà rabaissées socialement, tout en limitant considérablement leurs possibilités d’épanouissement dans le milieu académique. Ces mots heurtent aussi celles et ceux qui les prononcent tout en souhaitant une société plus juste. Ça équivaut à prendre position du mauvais côté d’une lutte dont le but serait de faire avancer le « vivre-ensemble », pacifiquement.

A-t-on vraiment besoin de dire un mot qui perpétue une violence raciale si lourde, un mot porteur d’un passé d’esclavagisme, d’oppression et de déshumanisation pour expliquer un concept ? Est-il essentiel à la compréhension des étudiants qu’une professeure blanche dise le « n-word », en anglais et au complet, un mot dont l’utilisation même est un acte de violence pour certains, un mot qui participe au maintien du racisme systémique ? La réponse fréquemment entendue est oui, au nom de la liberté académique. Pour nous, la liberté académique et le combat contre le racisme ne sont pas incompatibles.

On est d’accord que la liberté académique est fondamentale au travail des professeurs. Cependant, il faut contextualiser cette liberté qui est issue d’une position de pouvoir ancrée dans l’histoire.

En effet, les universités étaient traditionnellement exclusivement le domaine d’hommes blancs privilégiés. Encore aujourd’hui, on constate que la majorité des professeurs sont blancs.

Pouvoir abusif

La liberté académique est un privilège qui vient avec des responsabilités. Oui, les professeurs ont le choix d’utiliser les mots qu’ils veulent dans une visée pédagogique ou de recherche. Leurs étudiants, collègues et concitoyens ont par contre tout autant le droit de réagir. Quand, au nom de cette liberté, on porte atteinte à la dignité d’autrui, il n’est plus question de liberté académique. Il s’agit plutôt de l’exercice d’un pouvoir abusif. Qu’une majorité définisse une liberté pour maintenir ses privilèges aux dépens de la dignité des individus minorisés, n’est-ce pas là un dérapage ?

L’université ne fonctionne pas dans un vase clos. Les mêmes problèmes systémiques qui existent à l’extérieur de ses murs se retrouvent à l’intérieur de ceux-ci. On y reproduit les mêmes inégalités basées sur le sexe, le genre, l’autochtonie ou l’appartenance à une minorité racialisée que dans le reste de la société.

Le discours qui domine actuellement dans la majorité des médias est centré sur un faux débat : celui de la protection de la liberté académique, qui n’est pas le vrai enjeu. Pourquoi ? Parce qu’il est plus facile de s’insurger contre la perte potentielle ou imaginée d’un privilège détenu par des personnes en majorité blanches, plutôt que de mettre en lumière le contexte qui permet l’utilisation du « n-word » dans nos institutions, en sachant très bien que celui-ci peut porter atteinte à la dignité de certaines personnes déjà marginalisées, opprimées et victimes de racisme systémique.

Si on étudie vraiment cette question de fond, cela risque de créer un profond malaise chez les professeurs : il est difficile de se voir comme quelqu’un qui fait partie du problème et non de la solution.

Mais on ne peut pas parler d’esprit critique sans incorporer la critique autoréflexive. Cette capacité de réfléchir aux conséquences de ses propres paroles et de ses propres actions, indépendamment de ses intentions. L’université est un lieu porté par l’esprit critique et où il est essentiel de le développer, d’où l’importance de la liberté académique. N’oublions pas que cela est aussi vrai pour les professeurs que pour les étudiants. Pour combattre le racisme systémique, il est important de comprendre que nous sommes toutes et tous susceptibles de participer au racisme qu’il porte.

Il y a à peine deux semaines, à la suite du décès de Joyce Echaquan, des universitaires se sont insurgés contre la posture du gouvernement face à l’existence même du racisme systémique au Québec. On se disait qu’il fallait changer le système, être inclusif dans nos enseignements, s’informer sur les réalités autochtones, intégrer du « contenu autochtone » dans nos cours. Que c’était essentiel de faire ce travail de fond pour « changer les choses ». Là, tout à coup, les professeures et professeurs sont confrontés à leur biais, leur position privilégiée, leur rôle dans le maintien du système qu’on dit vouloir tant changer. Étrangement, peu de gens font le lien entre le racisme systémique subi par les Autochtones et ce qui se passe actuellement dans le milieu universitaire. Pourtant, il s’agit encore une fois du maintien du statu quo, cette fois-ci dans les établissements universitaires. On dit vouloir des changements systémiques. Lorsque ces changements nécessitent une remise en question profonde et la perte potentielle d’une partie de nos privilèges et pouvoirs, on crie à la censure tout en muselant ceux directement concernés qui historiquement et jusqu’à ce jour n’avaient pas le pouvoir de faire entendre leurs voix.

Maintenant, tout le monde applaudit le premier ministre qui qualifie de « dérapage » le fait de dénoncer l’utilisation d’un mot si lourd de sens qu’il étouffe ceux qu’il étiquette. Ce mot pèse autant que le genou sur le cou de George Floyd, autant que le barrage d’insultes qui a été déversé sur Joyce Echaquan, dans leurs derniers moments de vie. Le vrai dérapage dans cette affaire est la tentative désespérée de nier l’existence du racisme systémique au Québec. Tant que cette réalité ne sera pas avouée, rien ne pourra changer pour de vrai. Et n’est-il pas de notre responsabilité, en tant « qu’élite intellectuelle », de montrer l’exemple dans cette lutte contre le racisme que tant de nos concitoyennes et concitoyens dénoncent ?

* Cosignataires : Pascale Kaniasta Annoual, art-thérapeute, fondatrice d’Arts, Racines & Thérapies ; Benoît Brisson, professeur au département de psychologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.