La presse en Inde

Entre vaches sacrées et Maserati

DADRI, Inde — Nepal Singh est assis immobile sous le soleil cuisant du nord de l’Inde, par un vendredi après-midi de janvier. Dans l’étroite rue poussiéreuse du village de Dadri, au sud de la capitale New Delhi, un chien à trois pattes aboie poussivement. Un peu plus loin, des femmes fabriquent des galettes de combustible artisanal avec de la bouse de vache. Le temps, ici, semble figé.

À quelques dizaines de mètres, de l’autre côté d’un chemin cahoteux, le contraste est frappant. D’immenses camions à benne et des centaines de travailleurs s’activent à construire la première phase d’une « cité intelligente » qui verra le jour en 2018. Cette future ville de 50 000 habitants, axée sur les entreprises technos et les habitations écologiques, constituera un tout petit morceau d’un immense projet évalué à 100 milliards de dollars américains : le Delhi Mumbai Industrial Corridor (DMIC).

Comme plusieurs agriculteurs de la région, Nepal Singh a dû se résigner à vendre ses terres, où il cultivait le maïs et la canne à sucre, afin de faire place au chantier. « Nous sommes très tristes, parce que quand on cultivait, on pouvait être assurés de nourrir nos enfants, dit l’homme de 55 ans. Mais il fallait vendre. Avant, il n’y avait rien, maintenant, il y aura des immeubles, des commerces. C’est le progrès. »

Le DMIC est l’un des innombrables projets d’infrastructure qui pullulent ces jours-ci en Inde. À terme, ce « corridor industriel » devrait voir apparaître 1500 km de voies ferrées rapides entre les deux plus grandes métropoles du pays, réduisant de 14 jours à 13 heures le temps de transport des marchandises. Une série de nouvelles villes seront créées de A à Z le long du trajet, de même que deux aéroports, cinq centrales électriques et plusieurs zones industrielles consacrées à la logistique, selon les plans actuels.

« Juste au moment où on se parle, sept villes intelligentes sont en construction dans la phase 1 du corridor : c’est le plus gros partenariat public-privé au monde ! », lance avec enthousiasme Patanjali Narayan Dixit, l’un des dirigeants du DMIC, pendant une visite du chantier de Dadri, où les nuages de poussière contrastent avec le vert éclatant des terres agricoles qui n’ont pas encore subi le sort des bulldozers.

Nouvelle locomotive mondiale

Le gigantisme du DMIC est à l’image du boom qui balaie actuellement la plus grande démocratie de la planète. L’Inde a pris depuis deux ans le premier rang de la croissance mondiale parmi les grands pays, avec un produit intérieur brut (PIB) en hausse de plus de 7,6 % l’an dernier. Même si la pauvreté demeure endémique – plus de 300 millions d’Indiens vivent toujours dans la misère la plus totale –, la classe moyenne se développe à vive allure. Quelque 260 millions de citoyens y ont accédé depuis 20 ans, et 300 millions de plus devraient l’atteindre d’ici 10 ans.

Plusieurs organismes internationaux, comme le Harvard University’s Center for International Development, prévoient que l’Inde sera la locomotive de l’économie mondiale pour la prochaine décennie – devant la Chine.

« Laissez-moi vous citer une statistique impressionnante : 70 % des immeubles et infrastructures qui existeront en Inde en 2030 n’ont pas encore été construits.»

— Deepak Bagla, président et chef de la direction de l’organisme Invest India

Orgie d’infrastructures

De Delhi à Dubaï, en passant par Pune, Calcutta ou Bangalore, le développement accéléré des infrastructures est indéniable. À Gurgaon, une cité ultramoderne située à une trentaine de kilomètres de Delhi, des dizaines de gratte-ciel aux formes futuristes ont poussé comme des champignons au cours des dernières années. Ils affichent les logos de grands groupes internationaux, comme Siemens, BMW, General Electric ou Ericsson.

Un nouveau monorail électrique vient d’être inauguré à Gurgaon, puis connecté au rutilant système de métro de New Delhi. On retrouve aussi ici une vingtaine de centres commerciaux dernier cri, comme le Cyberhub, où des rickshaws électriques gratuits offrent le transport aux clients. Les jeunes travailleurs des bureaux environnants s’y bousculent dès la sortie de leurs longues journées de travail.

Gurgaon est devenu un tel aimant que plus de la moitié des multinationales du Fortune 500 ont des bureaux ici. Mais l’intérêt de la ville – et de tout le pays, par extension – a pris une nouvelle dimension depuis quelques années. Alors que l’Inde a longtemps été considérée comme la Mecque pour la délocalisation des centres d’appels ou des firmes de technologies de l’information, les entreprises étrangères y viennent aujourd’hui de plus en plus pour profiter de l’essor de la gigantesque classe moyenne.

En somme : l’Inde n’est plus seulement perçue comme un fournisseur de services à bas prix, mais d’abord et avant tout comme un immense marché à conquérir.

« En Inde, les consommateurs ont eu accès à très peu de produits pendant les 40 années qui ont suivi l’indépendance [en 1947] ; il y avait juste deux sortes de voitures, rappelle Santosh Desai, président de Futurebrands, une firme de marketing spécialisée dans les produits de consommation. C’est la première génération qui a l’embarras du choix. »

Inde contre Chine ?

La taille de la population indienne et son taux de croissance élevé entraînent d’inévitables comparaisons avec la Chine. Les parallèles sont nombreux, mais les différences sont aussi marquées : la Chine est un régime autoritaire, tandis que l’Inde est une démocratie. Le gouvernement chinois a tout le pouvoir pour ordonner l’exécution de n’importe quel projet d’infrastructure, alors que la bureaucratie indienne est encore décriée pour sa lenteur et son inefficacité – malgré certaines améliorations récentes.

« En Chine, l’énergie du marché est venue surtout de l’État, tandis qu’en Inde, elle est venue des consommateurs… malgré l’État ! »

— Santosh Desai, président de Futurebrands

« La croissance ici est plus vraie, plus organique », estime Santosh Desai, rencontré dans les luxueux bureaux de son agence en banlieue de Delhi.

Le gouvernement réformateur de Narendra Modi a amorcé un virage à 180 degrés depuis son élection, en 2014, pour alléger la bureaucratie, réduire la corruption et accélérer les investissements étrangers au pays. Parmi ses principales mesures, il a imposé une controversée « démonétisation » de l’économie et instauré une taxe sur les produits et services, qui remplacera une vingtaine de tarifs différents en juillet prochain.

« On a été élus avec deux mandats : l’un était de stimuler le développement économique, l’autre, de s’attaquer à la corruption et à l’argent sale, explique Gopal Krishna Agarwal, porte-parole national du Bharatiya Janata Party, le parti au pouvoir. Depuis deux ans et demi, plusieurs étapes ont été franchies en ce sens. »

Le pays est sans contredit à un carrefour de son histoire, alors que les traditionnelles vaches sacrées côtoient de plus en plus de voitures de luxe et de gratte-ciel rutilants, dans un environnement toujours plus pollué. Et si le niveau de développement des infrastructures est encore loin derrière celui de la Chine, les politiciens et gens d’affaires indiens se font une fierté d’avoir réussi à relancer l’économie tout en maintenant de solides bases démocratiques.

« Le choix entre liberté et croissance a été au cœur des discussions à la fin des années 90, souligne Deepak Bangla, président d’Invest India, en entrevue dans son grand bureau lambrissé de la capitale indienne. On a regardé le modèle chinois, et il a été clair que la liberté était plus importante pour nous. Mais ce n’est pas une compétition. On veut montrer que c’est possible d’assister à une autre sorte de croissance. »

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