Les « tours du poteau » montent en flèche

Cette stratégie, qui consiste à sortir du territoire canadien dans le seul but de repasser la frontière et d’obtenir un nouveau statut migratoire, est de plus en plus adoptée par des résidents temporaires pour contourner les lenteurs administratives

Devant la lenteur du Canada à traiter les demandes de visa, de nombreux étudiants et travailleurs étrangers ont recours à une tactique inusitée pour accélérer le traitement de leur dossier : se faire refouler à la douane américaine. Cette pratique est de plus en plus répandue, les douaniers ayant dû traiter 31 000 demandes depuis un an.

« Quand on arrive à la frontière, on est tous stressés. “On dit quoi ? Vous pensez qu’ils vont bien vouloir ? On parle en français ou en anglais ?” Puis notre voiture avance au guichet, on donne nos passeports, on dit “flag pole” et, sans un sourire, sans explication, la douanière nous indique de nous présenter au poste-frontière américain. […] On attend quelques minutes, puis on nous dit que c’est OK, qu’on doit faire demi-tour, et on nous donne un papier de “refus de rentrer sur le territoire américain” », raconte Florine L. P., venue récupérer son permis vacances-travail (PVT)* à la frontière.

Le « tour du poteau » – ou flag pole en anglais – consiste à sortir du territoire canadien dans le seul but de repasser la frontière et d’obtenir un nouveau statut migratoire. Cette pratique est légale même si elle sert essentiellement à court-circuiter les démarches régulières, souvent trop longues. « Cette méthode permet d’obtenir une décision sur une demande formulée au point d’entrée. Il faut impérativement sortir du territoire canadien. La formule veut que les Américains refusent l’admission, si bien qu’au retour, la personne demande de se faire donner un permis », explique MHugues Langlais, avocat en immigration.

Cas pratique : Maël E., interrogé par La Presse, réside au Québec à titre d’étudiant. Ses études prennent fin et il obtient une promesse d’emploi. Son permis d’études ne lui permettant pas de travailler à temps plein, il lui faut changer de statut. Pour obtenir un permis de travail fermé**, deux possibilités : passer par un point d’entrée et faire modifier son statut par un agent des douanes ou attendre qu’il lui soit délivré en ligne. S’il ne l’obtient pas, il ne sera ni étudiant ni travailleur et devra donc quitter le territoire canadien d’ici six mois.

31 400 tours du poteau

L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) rapporte avoir traité 13 209 « allers-retours » – autre nom du tour du poteau – en 2020. Cette année, en date du 17 novembre, ce nombre est passé à 31 419. Les statistiques avant 2020 n’étant pas disponibles, il est impossible de connaître l’impact de la pandémie sur ces nombres.

Chose certaine, la pratique est devenue si répandue qu’il existe maintenant des groupes sur les réseaux sociaux où les habitués échangent trucs et conseils. Certains groupes servent même à organiser du covoiturage pour aller se faire refouler aux États-Unis.

Le Syndicat des douanes et de l’immigration déplore quant à lui le manque de moyens déployés par l’ASFC. « Nos agents sont déjà débordés. On veut que l’ASFC accroisse le nombre d’agents en poste. Pour traiter ces demandes de tours du poteau, il nous faut plus de personnel », affirme Pierre St-Jacques, agent de communication de l’organisation.

Six tours à son actif

Cette méthode est particulièrement populaire chez les immigrés temporaires soumis aux longs délais des administrations numériques. « Comme partout, il y a une pénurie de main-d’œuvre, donc moins de visas qui peuvent être délivrés », témoigne Tommy C., qui vit au Québec depuis huit ans. Pour rester, il a lui-même dû multiplier les tours du poteau. Il en a réalisé six à ce jour.

Si la machine gouvernementale tourne au ralenti, ce n’est pas le cas des besoins des résidents temporaires. Les permis d’études et permis de travail sont valides pour une même durée, mais les délais pour les obtenir sont plus longs.

« Les délais d’obtention de documents de résidence temporaire prennent énormément de temps, jusqu’à six mois dans certains cas. »

— Me Hugues Langlais, avocat en immigration

Pourtant, selon l’avocat et l’ASFC, le tour du poteau ne serait pas la méthode à privilégier. Interrogée à ce sujet, l’Agence encourage les gens à présenter leur demande en ligne en consultant le site web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour réduire le recours aux allers-retours aux frontières terrestres. « Outre les avantages supplémentaires de la demande en ligne, notamment le maintien du statut et la prise de rendez-vous pour les arrivées, le site web décrit également en détail les exigences du programme », indique sa porte-parole Karine Martel.

« [Le tour du poteau] reste une voie comportant un risque. On se soumet à un nouveau contrôle par un agent et ce n’est pas parce qu’on a déjà un visa qu’on a un droit automatique d’entrée au Canada. Une personne avec une irrégularité dans son dossier peut très bien se retrouver bloquée à la frontière, soutient quant à lui MHugues Langlais. Cette solution peut être utilisée, mais elle doit l’être avec parcimonie et avec des conseils judicieux. »

Malgré les risques, au Québec, les files d’attente s’allongent et les demandes se multiplient. Toutes les personnes interrogées par La Presse dans le cadre de ce reportage affirment qu’ils étaient plusieurs au bureau de douane à faire le tour du poteau. La majorité déclare y avoir attendu plus de deux heures.

Certains postes frontaliers québécois ont, depuis plusieurs mois, instauré des quotas sur la délivrance de visas. Le poste de Saint-Bernard-de-Lacolle, au sud de Montréal, en fait partie. Annika R., diplômée en attente de son permis de travail postdiplôme, s’est butée à ces nouvelles mesures et n’a pu obtenir son permis. « J’y suis allée un samedi. On est partis tôt, à 8 h du matin, mais comme il y avait la queue, on est arrivés devant la douane à 10 h 50. Le douanier nous a dit : “Vous auriez dû venir il y a deux heures.” Il a ajouté : “Premiers arrivés, premiers servis” », raconte-t-elle.

Modifier la législation ?

Existe-t-il des solutions pour limiter le nombre de tours du poteau ? « La loi est ainsi faite. [Pour présenter une demande physique], il faut faire la demande à l’entrée au Canada, et Montréal ou Québec ne sont pas des points d’entrée », insiste MLanglais. « Est-ce que l’on pourrait faciliter les choses et éviter cette exigence ? Certainement. On pourrait changer la législation et prévoir des cas où il est possible d’obtenir son titre de résident dans un bureau à l’intérieur du Canada », explique quant à elle Martine Valois, professeure à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

En dehors d’une longue réforme législative, la solution pourrait aussi venir du système de traitement numérique. Mais pour l’instant, les longs délais rendent toujours les tours du poteau attrayants. MLanglais regarde sur son ordinateur et constate que le délai pour un permis de travail n’a pas changé depuis plusieurs semaines : il est toujours de six mois.

* Permis vacances-travail

Le permis vacances-travail, ou PVT, est un permis destiné aux jeunes Français, Belges et Luxembourgeois. Il est valide pour une période de deux ans. Comme dans le cas d’un permis de travail ouvert, son titulaire peut travailler et voyager au Canada librement.

** Permis de travail fermé

Le permis de travail fermé permet de résider sur le territoire canadien à titre de travailleur. Contrairement à un permis dit « ouvert », ce permis est accordé pour un emploi précis. Si le titulaire n’occupe plus cet emploi, le permis n’est plus valide.

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