L’Affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard

Des cicatrices et des regrets

En juillet 2020, l’humoriste Julien Lacroix, visé par des allégations d’inconduites et d’agressions sexuelles, a été retiré de l’affiche. Deux ans plus tard, des femmes regrettent de l’avoir dénoncé. D’autres affirment ne jamais s’être considérées comme des victimes. Avec le recul, ces femmes reviennent sur les dénonciations publiques et leurs dommages collatéraux.

Une enquête d’Isabelle Hachey, en collaboration avec Marie-Ève Tremblay, du 98,5 FM

Chapitre 1

« Je me sens hypocrite »

Montréal est endormi quand le chemin d’Alice Payer croise celui de Julien Lacroix. C’est l’heure où les derniers fêtards titubent jusque dans leur lit. Alice Payer vient de fermer le bar de l’avenue du Mont-Royal où elle travaille. Elle a bu. Beaucoup. Elle va rejoindre son copain, qui dort à l’appartement. En chemin, elle s’arrête au dépanneur 24 heures. Elle sonne à la porte. Attend. Sonne encore.

Et c’est là, sur le trottoir, qu’elle voit s’approcher le grand brun aux yeux bleus avec qui elle avait flirté, un peu, au cégep. Elle s’exclame : « Ah, ben ! Julien Lacroix…

– Ah, ben ! Alice Payer… »

Visiblement, l’humoriste est éméché, lui aussi. Ils discutent quelques minutes. « Tu habites dans le coin ? My God, je ne le savais pas. On ne s’est jamais croisés ! » Au bout d’un moment, Julien Lacroix lui lance : « Tu veux-tu venir chez nous ?

– Ah, ben… je rentrais me coucher avec mon copain… »

Alice Payer a l’air d’hésiter. « Clairement, mon langage corporel lui dit : tu vois bien que je serais allée chez vous si je n’avais pas de copain. Mais là, je suis une bonne blonde. »

Julien Lacroix la relance : « OK, c’est bon, je comprends… mais… j’habite vraiment juste à côté…

– Non, non, je veux rentrer chez nous, je suis soûle, je suis fatiguée…

– OK, c’est bon. Fait que… tu ne viens pas chez nous ?

– Non, je ne viens pas chez vous…

– OK. Fait que… t’es sûre que tu ne viens pas chez nous ? »

Julien Lacroix revient sans cesse à la charge, mais le ton est badin. Alice Payer ne se sent pas harcelée. L’échange devient « niaiseux et drôle ». Il lui demande du feu, puis, une dernière fois : « OK, fait que là, tu viens chez nous ? »

Elle éclate de rire. « Non, je ne viens pas chez vous !

– Ok, fine… »

Il lui donne deux becs sur les joues. Puis, un troisième, sur les lèvres. Malaise. Elle rit un peu, tourne les talons. « Bon… m’a rentrer, moi ! Ciao ! »

Trois ans plus tard, Alice Payer avouera à Julien Lacroix que si elle avait été célibataire, ce soir-là, elle aurait accepté son invitation. Elle l’aurait suivi chez lui.

Elle lui avouera, aussi, que cet incident, survenu en avril 2019, ne l’a pas marquée au fer rouge. Que ça n’a toujours été, pour elle, qu’une anecdote. Qu’elle ne s’est jamais considérée comme une victime.

Et qu’elle regrette. Terriblement.

Elle regrette, parce que son histoire compte parmi celles qui ont constitué un dossier à charge contre Julien Lacroix. Alice Payer est l’une des neuf femmes qui ont dénoncé l’humoriste dans une enquête du Devoir, en juillet 2020.

Neuf dénonciatrices. Neuf allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles. Neuf témoignages qui, placés bout à bout, ont formé un réquisitoire sans appel.

Tout d’un coup, le gagnant de quatre Olivier, âgé de 27 ans à l’époque, a été retiré de l’affiche. Largué par son agence. Abandonné par ses amis. Conspué par le tribunal de Facebook, qui en a fait un violeur en série. Un monstre.

La réalité est plus compliquée.

***

Soyons clairs : l’objectif de ce reportage, réalisé en collaboration avec la journaliste Marie-Ève Tremblay, du 98,5 FM, n’est pas d’absoudre Julien Lacroix, ni de se demander s’il serait temps pour lui de remonter sur les planches.

Ce n’est pas davantage de renier le mouvement #moiaussi, qui a permis de libérer la parole, longtemps étouffée, de nombreuses victimes d’agressions sexuelles.

Ce n’est pas non plus de remettre en cause la démarche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, dans les enquêtes de ce type.

Mais, alors que l’on vient de célébrer les cinq ans de #moiaussi, il nous paraît crucial de poser un regard critique sur ce phénomène planétaire. Crucial d’en exposer les limites, tout comme les risques de dérapage. D’où cette plongée en profondeur dans une enquête qui a marqué le Québec.

Les témoignages que nous avons recueillis sont troublants.

Des dénonciatrices affirment avoir subi des pressions de leur entourage pour témoigner. L’une d’elles, estimant qu’elle serait mal servie par le système de justice traditionnel, ressort encore « plus fragilisée » de son expérience. Elle n’arrive plus à dire que Julien Lacroix l’a « agressée sexuellement », comme elle l’avait pourtant déclaré au Devoir en juillet 2020.

D’autres avouent ne jamais s’être considérées comme victimes de l’humoriste, mais avoir voulu passer un message à la société. Pour elles, Julien Lacroix devait servir d’exemple.

Dans les coulisses, deux humoristes de la relève se sont activées pour récolter des témoignages. Elles ont incité des femmes à dénoncer sous prétexte qu’il fallait arrêter un dangereux violeur. Elles le croyaient sincèrement. Mais toutes deux étaient en brouille avec Julien Lacroix. Dans leurs actions, il y avait, à tout le moins, apparence de conflit d’intérêts.

Certaines dénonciatrices maintiennent leurs témoignages et estiment que l’humoriste a mérité son sort. Nous ne remettons pas leur parole en doute.

Mais il faut aussi entendre les femmes qui affirment, deux ans plus tard, que si c’était à refaire, elles feraient les choses autrement. Leur parole est tout aussi valide et importante.

***

Longtemps après la publication de l’enquête du Devoir, Alice Payer a tenté de se convaincre qu’elle était une victime de Julien Lacroix. Elle a rejoué mille fois dans sa tête le scénario de leur rencontre nocturne.

« J’essayais de me dire : je suis une victime. Il faut que je tienne mon bout de victime, parce que j’ai du poids, j’ai tellement de poids, je viens de gâcher la carrière de quelqu’un. Je suis une sur neuf. [...] Je me sens tellement hypocrite d’être dans les neuf personnes. »

— Alice Payer

Chaque fois que Julien Lacroix tente de relever un peu la tête, Alice Payer assiste à un déferlement de commentaires assassins sur les réseaux sociaux : décroche, ta vie est ruinée comme tu as ruiné la vie de neuf filles…

Chaque fois, Alice Payer se sent utilisée pour légitimer cette haine. Mais elle ne peut rien y faire. Depuis le premier jour, son histoire ne lui appartient plus.

Elle avait cru aux promesses du mouvement #moiaussi, censé redonner la parole aux femmes. Elle a fini par comprendre qu’il les réduisait souvent à un chiffre. Neuf, dans le cas de celles qui ont dénoncé Julien Lacroix.

« Lui, il a un prénom, une identité » dans la sphère publique, constate Geneviève Morin. De son côté, elle se sent réduite à une chose : l’ancienne conjointe agressée par le célèbre humoriste.

Geneviève Morin a raconté son histoire dans l’espoir de s’en libérer. C’est exactement le contraire qui s’est produit. « Je ne suis pas libérée du tout. Je suis enchaînée à cette histoire-là, tout le temps. »

Enchaînée, parce que le témoignage de Geneviève Morin est au cœur de l’enquête du Devoir. C’est son noyau dur. Sa pièce maîtresse.

Deux ans plus tard, les fondations s’effritent.

Nous avons sollicité une entrevue auprès du journal Le Devoir afin d’obtenir son point de vue sur cette affaire. Le quotidien a accepté notre demande, à condition d’obtenir nos questions à l’avance. Nous avons refusé cette condition.

L’Affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard

Des cicatrices et des regrets

En juillet 2020, l’humoriste Julien Lacroix, visé par des allégations d’inconduites et d’agressions sexuelles, a été retiré de l’affiche. Deux ans plus tard, des femmes regrettent de l’avoir dénoncé. D’autres affirment ne jamais s’être considérées comme des victimes. Avec le recul, ces femmes reviennent sur les dénonciations publiques et leurs dommages collatéraux.

Une enquête d’Isabelle Hachey, en collaboration avec Marie-Ève Tremblay, du 98,5 FM

Chapitre 1

« Je me sens hypocrite »

Montréal est endormi quand le chemin d’Alice Payer croise celui de Julien Lacroix. C’est l’heure où les derniers fêtards titubent jusque dans leur lit. Alice Payer vient de fermer le bar de l’avenue du Mont-Royal où elle travaille. Elle a bu. Beaucoup. Elle va rejoindre son copain, qui dort à l’appartement. En chemin, elle s’arrête au dépanneur 24 heures. Elle sonne à la porte. Attend. Sonne encore.

Et c’est là, sur le trottoir, qu’elle voit s’approcher le grand brun aux yeux bleus avec qui elle avait flirté, un peu, au cégep. Elle s’exclame : « Ah, ben ! Julien Lacroix…

– Ah, ben ! Alice Payer… »

Visiblement, l’humoriste est éméché, lui aussi. Ils discutent quelques minutes. « Tu habites dans le coin ? My God, je ne le savais pas. On ne s’est jamais croisés ! » Au bout d’un moment, Julien Lacroix lui lance : « Tu veux-tu venir chez nous ?

– Ah, ben… je rentrais me coucher avec mon copain… »

Alice Payer a l’air d’hésiter. « Clairement, mon langage corporel lui dit : tu vois bien que je serais allée chez vous si je n’avais pas de copain. Mais là, je suis une bonne blonde. »

Julien Lacroix la relance : « OK, c’est bon, je comprends… mais… j’habite vraiment juste à côté…

– Non, non, je veux rentrer chez nous, je suis soûle, je suis fatiguée…

– OK, c’est bon. Fait que… tu ne viens pas chez nous ?

– Non, je ne viens pas chez vous…

– OK. Fait que… t’es sûre que tu ne viens pas chez nous ? »

Julien Lacroix revient sans cesse à la charge, mais le ton est badin. Alice Payer ne se sent pas harcelée. L’échange devient « niaiseux et drôle ». Il lui demande du feu, puis, une dernière fois : « OK, fait que là, tu viens chez nous ? »

Elle éclate de rire. « Non, je ne viens pas chez vous !

– Ok, fine… »

Il lui donne deux becs sur les joues. Puis, un troisième, sur les lèvres. Malaise. Elle rit un peu, tourne les talons. « Bon… m’a rentrer, moi ! Ciao ! »

Trois ans plus tard, Alice Payer avouera à Julien Lacroix que si elle avait été célibataire, ce soir-là, elle aurait accepté son invitation. Elle l’aurait suivi chez lui.

Elle lui avouera, aussi, que cet incident, survenu en avril 2019, ne l’a pas marquée au fer rouge. Que ça n’a toujours été, pour elle, qu’une anecdote. Qu’elle ne s’est jamais considérée comme une victime.

Et qu’elle regrette. Terriblement.

Elle regrette, parce que son histoire compte parmi celles qui ont constitué un dossier à charge contre Julien Lacroix. Alice Payer est l’une des neuf femmes qui ont dénoncé l’humoriste dans une enquête du Devoir, en juillet 2020.

Neuf dénonciatrices. Neuf allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles. Neuf témoignages qui, placés bout à bout, ont formé un réquisitoire sans appel.

Tout d’un coup, le gagnant de quatre Olivier, âgé de 27 ans à l’époque, a été retiré de l’affiche. Largué par son agence. Abandonné par ses amis. Conspué par le tribunal de Facebook, qui en a fait un violeur en série. Un monstre.

La réalité est plus compliquée.

***

Soyons clairs : l’objectif de ce reportage, réalisé en collaboration avec la journaliste Marie-Ève Tremblay, du 98,5 FM, n’est pas d’absoudre Julien Lacroix, ni de se demander s’il serait temps pour lui de remonter sur les planches.

Ce n’est pas davantage de renier le mouvement #moiaussi, qui a permis de libérer la parole, longtemps étouffée, de nombreuses victimes d’agressions sexuelles.

Ce n’est pas non plus de remettre en cause la démarche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, dans les enquêtes de ce type.

Mais, alors que l’on vient de célébrer les cinq ans de #moiaussi, il nous paraît crucial de poser un regard critique sur ce phénomène planétaire. Crucial d’en exposer les limites, tout comme les risques de dérapage. D’où cette plongée en profondeur dans une enquête qui a marqué le Québec.

Les témoignages que nous avons recueillis sont troublants.

Des dénonciatrices affirment avoir subi des pressions de leur entourage pour témoigner. L’une d’elles, estimant qu’elle serait mal servie par le système de justice traditionnel, ressort encore « plus fragilisée » de son expérience. Elle n’arrive plus à dire que Julien Lacroix l’a « agressée sexuellement », comme elle l’avait pourtant déclaré au Devoir en juillet 2020.

D’autres avouent ne jamais s’être considérées comme victimes de l’humoriste, mais avoir voulu passer un message à la société. Pour elles, Julien Lacroix devait servir d’exemple.

Dans les coulisses, deux humoristes de la relève se sont activées pour récolter des témoignages. Elles ont incité des femmes à dénoncer sous prétexte qu’il fallait arrêter un dangereux violeur. Elles le croyaient sincèrement. Mais toutes deux étaient en brouille avec Julien Lacroix. Dans leurs actions, il y avait, à tout le moins, apparence de conflit d’intérêts.

Certaines dénonciatrices maintiennent leurs témoignages et estiment que l’humoriste a mérité son sort. Nous ne remettons pas leur parole en doute.

Mais il faut aussi entendre les femmes qui affirment, deux ans plus tard, que si c’était à refaire, elles feraient les choses autrement. Leur parole est tout aussi valide et importante.

***

Longtemps après la publication de l’enquête du Devoir, Alice Payer a tenté de se convaincre qu’elle était une victime de Julien Lacroix. Elle a rejoué mille fois dans sa tête le scénario de leur rencontre nocturne.

« J’essayais de me dire : je suis une victime. Il faut que je tienne mon bout de victime, parce que j’ai du poids, j’ai tellement de poids, je viens de gâcher la carrière de quelqu’un. Je suis une sur neuf. [...] Je me sens tellement hypocrite d’être dans les neuf personnes. »

— Alice Payer

Chaque fois que Julien Lacroix tente de relever un peu la tête, Alice Payer assiste à un déferlement de commentaires assassins sur les réseaux sociaux : décroche, ta vie est ruinée comme tu as ruiné la vie de neuf filles…

Chaque fois, Alice Payer se sent utilisée pour légitimer cette haine. Mais elle ne peut rien y faire. Depuis le premier jour, son histoire ne lui appartient plus.

Elle avait cru aux promesses du mouvement #moiaussi, censé redonner la parole aux femmes. Elle a fini par comprendre qu’il les réduisait souvent à un chiffre. Neuf, dans le cas de celles qui ont dénoncé Julien Lacroix.

« Lui, il a un prénom, une identité » dans la sphère publique, constate Geneviève Morin. De son côté, elle se sent réduite à une chose : l’ancienne conjointe agressée par le célèbre humoriste.

Geneviève Morin a raconté son histoire dans l’espoir de s’en libérer. C’est exactement le contraire qui s’est produit. « Je ne suis pas libérée du tout. Je suis enchaînée à cette histoire-là, tout le temps. »

Enchaînée, parce que le témoignage de Geneviève Morin est au cœur de l’enquête du Devoir. C’est son noyau dur. Sa pièce maîtresse.

Deux ans plus tard, les fondations s’effritent.

Nous avons sollicité une entrevue auprès du journal Le Devoir afin d’obtenir son point de vue sur cette affaire. Le quotidien a accepté notre demande, à condition d’obtenir nos questions à l’avance. Nous avons refusé cette condition.

Chapitre 2

« J’ai le sentiment d’avoir été recrutée »

Le message apparaît le 9 juillet 2020 dans le cellulaire de Geneviève Morin. Il est question de Julien Lacroix. « Pour les témoignages, j’en ai plusieurs : harcèlement, séquestration (!!!), agressions sexuelles, verbales, psychologiques et physiques. »

Geneviève Morin en a le souffle coupé. Julien Lacroix, c’est son ex. Elle a passé six ans de sa vie à ses côtés. Et voilà qu’on l’accuse d’une série de crimes graves. De séquestration, même. « Je l’ai reçu comme une claque. Vraiment fort. »

C’est l’humoriste Rosalie Vaillancourt qui lui a envoyé une capture d’écran du message accusatoire. Le nom de son auteure, qui soutient faire elle-même partie des victimes, a été biffé.

Quelques jours plus tard, Rosalie Vaillancourt confie à Geneviève Morin qu’elle est en contact avec Améli Pineda, une journaliste d’enquête au Devoir. Elle lui donne son numéro. « Elle m’encourageait à parler. »

Geneviève Morin n’avait pas compris que son témoignage deviendrait à ce point central dans l’enquête du quotidien.

***

En juillet 2020, une deuxième vague #moiaussi déferle sur le Québec. Des personnalités publiques sont dénoncées les unes après les autres. « Il y avait une pression de ne pas se taire, se rappelle Geneviève Morin. C’était violent parce que parfois, moi, j’aurais juste voulu continuer ma vie normalement. Je n’aurais pas voulu que ça arrive. »

Mais la pression sociale est irrésistible ; elle doit parler. C’est son « devoir de féministe ». Elle termine un mémoire de maîtrise féministe. C’est ainsi qu’elle veut se définir. « Si je me tais, je me tais sur moi-même, sur mes propres valeurs. »

Si elle se tait, elle choisit son camp. Celui de l’agresseur.

Alors, elle parle. « Je pleurais au téléphone quand j’ai raconté ça à Améli. Je pleurais. J’ai l’impression que j’ai vomi quelque chose. J’ai vomi ce qui m’était arrivé. »

L’article paraît quelques jours plus tard. Pour Geneviève Morin, le choc est brutal.

« Je me souviens du sous-titre en gras et devenir blanche dans mon lit. J’ai raconté mon histoire de manière très émotive à une journaliste qui a pris des notes. »

— Geneviève Morin

Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir apporté une « touche de nuance » à son histoire.

Le sous-titre en caractères gras qui l’a choquée est aussi entre guillemets. C’est une citation tirée de son témoignage : « Il m’a agressée sexuellement ».

« Je n’aime pas ce mot-là, tempère-t-elle, deux ans plus tard. Je ne suis pas fière de moi, je ne suis pas fière de ce soir-là, de l’avoir repoussé, de lui avoir dit “va-t’en”, je ne suis pas fière de rien de ce qui s’est passé. »

***

C’était un soir d’octobre 2019. Geneviève Morin et Julien Lacroix avaient rompu depuis huit mois, mais étaient incapables de couper entièrement les ponts. Incapables de se laisser partir, pour de bon. Il y avait souvent des pleurs et des engueulades, concède Geneviève Morin.

Ils se revoyaient, parfois, pour coucher ensemble. Très tard, ce soir-là, Julien Lacroix l’avait rejointe chez elle. « Il est venu chez nous pour ça. Ça me tentait, pis à un moment donné, ça ne me tentait plus. Il était très soûl. Très intoxiqué. »

Ce n’était pas agréable. Au bout d’un moment, Geneviève Morin lui a demandé d’arrêter. Il ne l’a pas écoutée. Avant de partir, il lui a dit : « Arrête de pleurer, tu ne sais pas à quel point je t’aime. »

Julien Lacroix affirme qu’à ce moment-là, il avait le cœur en miettes, lui aussi. « Les deux, on était très émotifs et tristes parce qu’on le savait un peu, je pense, que c’est la dernière fois qu’on se voyait », raconte-t-il.

Quelques semaines plus tard, Geneviève Morin lui a écrit pour le confronter. « Elle m’a envoyé un message et j’ai fait : Oh, what the fuck ? Ce n’est pas du tout le truc que j’ai vécu. »

Il l’a tout de suite appelée pour s’excuser ; il n’avait pas compris qu’il avait dépassé la limite de son ex-conjointe. Peut-être parce qu’il était soûl. Peut-être parce que ça n’était jamais arrivé, en six ans de vie commune. Mais, après s’être remémoré cette soirée-là « un million de fois », il a toujours le sentiment qu’il s’agit d’un malentendu.

Qu’en pense Geneviève Morin ? « Julien, il ne veut pas me faire mal dans la vie, répond-elle. C’est quelqu’un qui se fait du mal, donc fait du mal aux autres sans le vouloir. S’il y a eu un moment d’incompréhension de ma limite à ce moment-là, cela s’applique à plein de trucs dans ma relation avec lui. »

Julien Lacroix le reconnaît : « Oui, on s’engueulait. On était un couple sur la fin et j’étais un ivrogne qui rentrait soûl. 100 %. J’ai été un chum de marde, mais je ne l’ai pas violée. »

« Est-ce que je le vois comme un violeur ? Non. Non. Je le vois comme un humain qui a fait des erreurs avec moi. […] Je n’ai pas ces sentiments-là avec Julien, je ne les ai jamais eus. Julien, ça reste une personne dont je me soucie. Je vais m’en soucier toute ma vie. Le prédateur et monstre, ce n’est pas ça. Je ne pense pas que c’est digne de ce que j’ai à dire de lui. »

— Geneviève Morin

Elle n’a lu l’enquête du Devoir qu’une seule fois. Son malaise tient au fait que l’article repose largement sur son témoignage. Avec le recul, elle a « le sentiment d’avoir été recrutée » pour livrer son histoire. « J’ai senti qu’il y avait un besoin de témoignages. »

Elle s’est décidée à parler après avoir reçu cette capture d’écran anonyme qui accusait Julien de séquestration. « Ce mot-là est grave, pour moi. Énormément grave. »

Après coup, elle a réalisé qu’il n’était question de séquestration nulle part, dans l’enquête. Cinq des neuf dénonciatrices faisaient état de baisers non consentis dans des bars ou sur le coin de la rue. Trois autres racontaient avoir eu des relations sexuelles non consentantes avec Julien Lacroix à l’époque où il était encore mineur.

Le témoignage de Geneviève Morin était le plus accablant.

C’est là que ça l’a frappée : « Le monstre qu’on m’avait décrit… c’est moi qui l’ai décrit comme ça, selon l’article. »

Chapitre 3

L’annulatrice annulée

Quand on lui demande de raconter le rôle qu’elle a joué dans l’affaire Julien Lacroix, l’humoriste Audrey-Anne Dugas commence spontanément son récit par un party d’impro qui se tient le 6 octobre 2018. Deux ans avant l’enquête du Devoir.

Julien Lacroix n’y est pas. Mais sa blonde, Geneviève Morin, s’y trouve. Audrey-Anne Dugas, passablement éméchée, se met en tête de lui révéler ce que tout le monde semble savoir, sauf elle. « J’avais l’impression que Geneviève, c’était la seule personne qui n’était pas au courant. Je lui ai dit que Julien la trompait. »

Le lendemain, Geneviève Morin confronte Julien Lacroix. Furieux, ce dernier écrit à Audrey-Anne Dugas qu’avec ses indiscrétions avinées, elle ne s’est pas fait d’amis. « Sache que je vais m’en souvenir. Tu commences dans le milieu et des conneries de même, ça ne va pas te faire avancer. » Il lui laisse entendre qu’elle n’est plus la bienvenue dans les soirées d’humour qu’il produit à Longueuil.

« À ce moment-là, j’ai commencé à avoir peur pour ma carrière », confie Audrey-Anne Dugas. Parce que Julien Lacroix, alors une étoile montante de l’humour au Québec, « c’était quelqu’un de très, très, très influent ».

Deux ans plus tard, Audrey-Anne Dugas contactera Le Devoir, après avoir recruté une partie des femmes prêtes à témoigner contre Julien Lacroix. Elle-même ne compte pas parmi les neuf dénonciatrices.

« Avec le recul, je me questionne. Est-ce que c’était parce que moi, personnellement, j’avais vécu une expérience avec Julien et que j’étais fâchée, est-ce que c’était un désir de vengeance ? »

— Audrey-Anne Dugas

Elle croit plutôt que ses embrouilles avec l’humoriste lui ont permis d’avoir de l’empathie envers les femmes qui souhaitaient le dénoncer. Ce qui la motivait, c’était de mettre un terme à ses agissements.

***

À l’été 2019, Audrey-Anne Dugas fonde Pour les Prochaines, un collectif visant à éradiquer les inconduites sexuelles dans l’industrie de l’humour. C’est dans ce contexte qu’elle tente de récolter des témoignages de femmes prêtes à dénoncer les comportements de Julien Lacroix.

Pour leur donner la force de parler, elle demande à son amie Alice Payer de témoigner anonymement de son expérience : l’histoire du baiser, la nuit, au coin de la rue. C’est tout ce qu’il faut pour ajouter le nom de Julien Lacroix à une liste d’agresseurs allégués qui sera envoyée à tous ceux qui comptent dans le milieu de l’humour : journalistes, agents, programmateurs.

Un an plus tard, en juillet 2020, Audrey-Anne Dugas revient à la charge auprès d’Alice Payer – cette fois pour qu’elle raconte son histoire au Devoir.

Alice Payer se rappelle avoir senti que son amie lui mettait de la pression et s’être dit : « Je vais faire ma part pour sa cause, pis elle va me laisser tranquille après. » Elle parle au quotidien sous le couvert de l’anonymat, tant elle trouve son anecdote insignifiante.

« Avec le recul, j’aurais dû écouter mon petit feeling qui me disait : si tu n’es pas prête à mettre ton nom parce que tu as honte de l’anecdote, tu ne devrais pas participer à ça. »

— Alice Payer

Audrey-Anne Dugas jure qu’elle n’a jamais eu « l’intention de mettre quelqu’un sous pression pour témoigner ». Elle concède toutefois qu’en juillet 2020, au plus fort de la deuxième vague de dénonciations, « il fallait que tu te positionnes. Ne rien dire par rapport à ça, c’était mal vu ».

Des centaines de Québécois sont alors dénoncés sur la liste Dis son nom, diffusée sur l’internet. « Je peux comprendre qu’il y a des gens qui se sont sentis poussés à dénoncer. »

Les échanges d’Audrey-Anne Dugas avec Le Devoir prennent fin abruptement, deux semaines avant la publication de l’enquête. « J’ai été impliquée jusqu’à ce qu’il y ait une dénonciation publique à mon égard. »

Elle est emportée par la vague, elle aussi.

***

Audrey-Anne Dugas, qui est lesbienne, est accusée publiquement de ne pas avoir respecté le consentement d’une femme. Du jour au lendemain, son monde s’écroule. Elle se fait traiter d’hypocrite, de violeuse, de perverse, de dépravée. « J’ai reçu des menaces de mort : si je te croise dans la rue, je t’étouffe. J’ai reçu des menaces de viol. »

Elle se retrouve seule devant rien. « J’ai perdu tous mes contrats dans le milieu de l’humour. J’étais censée faire deux spectacles à la télévision, des festivals… »

Elle sombre dans la dépression, tente de se donner la mort. « La pire partie, cela a été mes amis qui ont coupé les ponts, par peur d’être associés à moi ou par déception. »

La rupture est brutale. Dès le 13 juillet 2020, Pour les Prochaines annonce sur Facebook qu’Audrey-Anne Dugas a été bannie du collectif : « On croit et on supporte les survivantes, nos pensées sont entièrement tournées vers elles. »

On vous croit. Le slogan de #moiaussi. Et celui d’Audrey-Anne Dugas, avant tout ça.

« J’étais beaucoup dans le camp du “Je te crois”. On doit croire les victimes coûte que coûte. Il n’y a aucune autre issue, on n’a pas à entendre la version de l’autre personne parce qu’elle va juste vouloir se déculpabiliser. »

— Audrey-Anne Dugas

Elle a changé d’avis. La dénonciation qui lui a valu de se retrouver sur la liste Dis son nom a été rapportée « complètement hors contexte », soutient-elle. « Je sais que je vais peut-être avoir l’air d’une méchante, mais il y a deux côtés à une histoire. »

Plus tard, elle sera dénoncée par une autre femme. « Avec du recul, je me suis rendu compte que c’était vrai que j’avais des comportements insistants envers des gens. Je ne veux pas blâmer l’alcool, mais je pense que ça fait en sorte que tu lis peut-être un peu moins les signaux. »

Julien Lacroix aussi avance que l’alcool, sans être une excuse, explique beaucoup de choses. Mais Audrey-Anne Dugas refuse de se comparer à lui. « Il y a une différence entre une dénonciation publique et une enquête journalistique », qui exige que les témoignages soient corroborés.

Il reste que les deux affaires ont eu le même effet : un déferlement de haine, admet-elle. « Pour avoir été ostracisée aussi, je ne souhaite cela à personne. Ce n’est vraiment pas un bon contexte pour une rémission et une réhabilitation. »

Elle regrette amèrement d’avoir pris part avec autant de zèle au mouvement de dénonciations.

« Quand tu n’as pas vécu les contrecoups de te faire dénoncer publiquement, c’est difficile de comprendre l’ampleur que ça peut avoir dans une vie. Ça, je ne le comprenais pas à ce moment-là. Je pense que j’ai peut-être un peu manqué d’empathie par rapport à ces personnes-là. Je trouvais que c’était la chose juste à faire. »

Chapitre 4

« Je suis marqué au fer rouge »

Deux ans plus tard, Julien Lacroix se réveille encore en panique, en pleine nuit, pour attraper son cellulaire. Pour vérifier si l’article est sorti.

On lui a expliqué que c’est ça, un choc post-traumatique. Les flashbacks récurrents. Pendant une semaine, avant la publication de l’enquête du Devoir, il n’a pas dormi. Une semaine d’ultimatums et de vaines tractations entre avocats. Une semaine à attraper son cellulaire pour vérifier si son monde tenait toujours en place.

Ce monde-là s’est effondré dans la nuit du 27 juillet 2020. « L’article est sorti à minuit sur l’internet. C’est mon oncle qui m’a appelé. Il pleurait. »

Après avoir lu l’article, sa blonde, Maude Sabbagh, s’est carrément écroulée. « Mes jambes ont lâché », raconte-t-elle. Aujourd’hui encore, une espèce de décharge électrique lui traverse le corps quand elle repense à cette nuit-là.

C’était trop gros, trop horrible. Sur le coup, Maude Sabbagh s’est demandé : « Est-ce que la personne avec qui je suis, c’est un monstre ? »

Il lui a fallu des jours pour absorber le choc. Remettre ses idées en place. Et relire l’article. « Je ne comprenais pas. J’avais l’impression qu’il y avait un genre d’amalgame. On avait mis plein d’histoires dans le même panier pour faire un gros titre, pour que ça fesse. »

Maude Sabbagh n’a jamais cru que Julien Lacroix avait agressé son ex-conjointe, Geneviève Morin. Pour elle, « c’était deux personnes blessées qui n’auraient pas dû recoucher ensemble ».

Mais ça, elle ne l’a jamais dit publiquement, avant aujourd’hui. Voilà deux ans qu’elle se tait. Deux ans qu’elle ravale. Aux yeux du tribunal populaire, elle n’a pas droit à la parole.

« Tu le sais que les gens se demandent : qu’est-ce qu’elle fout avec un violeur ? Parce que c’est rendu ça, sur les réseaux sociaux. C’est passé des inconduites dans des bars et au secondaire à “Julien est un violeur en série”, donc moi, je suis la blonde d’un violeur en série… »

— Maude Sabbagh

Maude Sabbagh est l’une des rares à ne pas avoir abandonné Julien Lacroix. « J’ai perdu 95 % de mes amis », dit-il. Son agence, Groupe Phaneuf, l’a largué. Il a déménagé pour des raisons de sécurité. Il vit en ermite au cœur de Montréal. « Je ne sors pas le soir. Même quand je commande de la bouffe, je ne donne pas mon nom parce que je me dis : est-ce qu’ils vont cracher dedans ? »

***

Julien Lacroix a commencé à boire à 12 ans. « Ça a tout de suite cliqué. » La boule qu’il avait dans le ventre en permanence disparaissait, pour un temps.

Sa mère, qui souffrait de troubles de santé mentale, était elle-même alcoolique et n’arrivait pas à s’occuper de ses enfants. Pendant des années, Julien et ses frères ont vécu chez leur oncle… qui consommait, lui aussi.

« Retrouver un sachet de poudre sur le comptoir de la cuisine, c’était devenu banal. Comme boire une bouteille et demie de vin avant de monter sur scène. Cela allait de soi. J’étais rendu ce personnage-là », raconte-t-il.

« Je me définissais 100 % par l’alcool. J’étais le gars de party, j’étais le gars drôle. Au secondaire, avant l’impro, j’allais boire en cachette pour me donner un peu de confiance. »

— Julien Lacroix

Réalisatrice, Maude Sabbagh tournait un documentaire sur l’ascension fulgurante de Julien Lacroix dans le monde de l’humour avant de devenir son amoureuse. Dès les premiers tournages, elle a compris que l’humoriste ne tenait pas bien l’alcool. Au point de se faire expulser des bars. « Je n’ai jamais été témoin de violences sexuelles, mais il était désagréable. Il était super désagréable. C’était la joke de trop. C’était gênant. »

Plus tard, Maude Sabbagh a réalisé que Julien Lacroix, hyper anxieux, s’automédicamentait par l’alcool. « Il avait une invitation à telle émission qui le stressait, un strech de tournages et de galas, je le savais, je le perdais pendant quatre jours. Il s’étourdissait dans l’alcool. »

Geneviève Morin a trop bien connu ce scénario. Pendant des années, elle s’est démenée pour inciter Julien Lacroix à affronter ses démons. « Moi, mon problème, c’est que j’ai été en couple avec quelqu’un qui consommait. C’était ça, le plus gros problème. »

Bien sûr, l’alcool n’excuse rien. Mais on ne s’aide pas en balayant cette réalité sous le tapis. Le contexte est important, insiste Maude Sabbagh. « Son background familial, l’anxiété, la santé mentale… c’était de ça qu’il fallait parler », ces dernières années.

Maude Sabbagh en aurait parlé, elle, dans le documentaire qu’elle a abandonné, par la force des choses. Mais déjà, en le réalisant, elle savait. « Je savais que, dans son parcours, Julien allait foncer dans un mur lié à sa consommation d’alcool, c’était évident. »

Elle ne savait pas que la collision ferait aussi mal.

***

Julien Lacroix a arrêté de boire le 10 juillet 2020. Dix-sept jours avant la publication de l’enquête du Devoir. Cela faisait déjà un an qu’il s’interdisait de fréquenter les bars, pour éviter de s’exposer en état d’ébriété et de mettre sa carrière en péril. Mais le mal était déjà fait.

Après la publication de l’article, Julien Lacroix a fait une thérapie à la Maison Jean-Lapointe. Depuis, il participe chaque semaine à des réunions de jeunes hommes souffrant d’alcoolisme et de toxicomanie.

Il a consulté des psychologues, rencontré des féministes, fait des dizaines d’amendes honorables – auprès de ses ex, de ses anciens collègues, même de ses anciens profs.

Il tente de faire mieux. Mais chaque fois qu’il essaie de relever la tête, « il est complètement détruit sur les réseaux sociaux, par tout le monde », regrette Maude Sabbagh.

« Dans cette histoire-là, on fait tout, sauf dialoguer. On s’acharne, on fesse sur quelqu’un et à travers lui, on fesse sur tous ses proches, mais personne ne se parle. »

— Maude Sabbagh

***

En juillet 2022, Julien Lacroix a tenté un retour sur scène pour marquer ses deux ans de sobriété. Incapable de louer une salle de spectacle, il a converti un entrepôt. Il comptait jouer devant un modeste auditoire de 25 personnes.

Il n’est jamais monté sur les planches : sa blonde et leur bébé ont reçu des menaces de mort ; des militantes ont prévenu qu’elles iraient semer le chaos sur place. L’humoriste a tout annulé.

« C’était un peu ma dernière chance. Je suis marqué au fer rouge. Je vais me faire traiter de violeur pour le reste de ma vie. »

— Julien Lacroix

Il se dit coincé dans un cul-de-sac. « J’ai vu un orienteur pour connaître mes avenues. C’était un sketch. Après trois rencontres, c’est lui qui était déprimé ! »

Travailler en ressources humaines ? « Penses-tu, Julien Lacroix qui s’occupe des plaintes ? », ironise-t-il. Travailler chez Costco ? « Je voudrais bien, mais ça va prendre 14 secondes et on va me filmer. » Faire du bénévolat ? Il a offert ses services à trois organismes, qui ont poliment décliné…

Alors, il est père à la maison. « Chaque jour, je me dis : une chance que j’ai un bébé. […] Il n’y a personne qui veut me faire travailler, autant dans le milieu qu’ailleurs. Il n’y a personne, nulle part. »

***

Le lendemain de la publication de l’enquête du Devoir, Maude Sabbagh a trouvé les lettres de suicide de son amoureux. « Je suis rentrée à la maison et il avait laissé une lettre pour tous ses frères et pour moi. »

« Pour être honnête, j’y pense chaque jour, avoue Julien Lacroix, deux ans plus tard. Il y a [mon fils] et je ne veux pas abandonner, mais en même temps, je ne sais pas quoi faire. »

Dans un monde utopique, il aimerait remonter sur scène une fois. « Juste pour voir si j’aime ça, à jeun. » Mais il est conscient que ça n’arrivera probablement jamais plus.

« Je le sais que je ne retournerai pas aux Gémeaux. Le deuil de mon métier et de mon rêve de petit garçon, il est vraiment entamé. » Tout ce qu’il veut, désormais, c’est « retrouver une ouverture à une vie qui se peut ».

Chapitre 5

Une dynamique de taquinerie

« Je n’ai jamais eu l’impression d’être une victime de Julien, parce qu’on était copains, on niaisait tout le temps… »

L’humoriste Rosalie Vaillancourt soutient avoir été claire depuis le début : elle ne se considère pas comme une victime de Julien Lacroix, avec qui elle a souvent partagé les planches.

Malgré tout, elle compte parmi les neuf victimes alléguées de Julien Lacroix, dans l’enquête du Devoir. « C’est déjà arrivé qu’il lève ma robe devant des gens et qu’il m’embrasse de force », relate-t-elle dans l’article publié en juillet 2020.

À l’époque, Rosalie Vaillancourt avait d’ailleurs demandé à sa gérante, Annie Parizeau, de corroborer son témoignage. Cette dernière se souvient : « Rosalie me disait : “Parle aux journalistes. Les journalistes veulent que tu confirmes. T’étais là, ce soir-là, Annie ; tu l’as vu, Julien, lever ma jupe…” »

Annie Parizeau affirme lui avoir répondu sans enthousiasme : « Ouais, mais je t’ai aussi vu pogner le pénis à Julien, ce soir-là… »

C’était un jeu qui durait depuis longtemps entre les deux jeunes humoristes, qu’Annie Parizeau a tous deux représentés. C’était à qui pousserait la vulgarité le plus loin. « Jusqu’où tu vas aller, toi ? À ton tour ! Rosalie riait aux éclats. Je n’ai pas vu une femme traumatisée du tout », raconte leur ancienne gérante.

« C’est sûr que j’ai levé sa jupe. Comme elle, elle prenait mes mains et les mettait sur ses seins en criant : “Au viol ! Au viol !” » à la blague, raconte Julien Lacroix. « Rosalie, c’était des pognages de pénis et des blagues d’inceste. »

Geneviève Morin, ex-conjointe de Julien Lacroix, confirme qu’une « dynamique de taquinerie un peu exagérée » s’était instaurée entre les deux humoristes.

« Oui, on avait cette relation-là, moi pis Julien », admet Rosalie Vaillancourt, qui nie toutefois avoir empoigné les parties génitales de Julien Lacroix. Elle affirme qu’elle donnait plutôt « des coups » à cet endroit, pour se défendre.

Elle soutient par ailleurs avoir prévenu Le Devoir : « Moi, je peux bien témoigner, mais ce que je vais dire, c’est que j’ai vu qu’il était foufou dans les partys, mais tu sais, moi aussi, je suis fofolle… »

« C’est sûr que j’ai déjà fait des choses qui dépassaient les bornes. Mais je n’ai jamais fait quelque chose qui pourrait m’envoyer en taule. »

— Rosalie Vaillancourt

Il y a deux ans, Annie Parizeau a refusé de parler au Devoir. Aujourd’hui, elle raconte avoir vu, lors de cet après-gala Juste pour rire, en juillet 2018, « deux personnes consentantes qui s’amusaient lors d’une soirée à se taquiner l’un et l’autre ». Rosalie Vaillancourt ne semblait pas offensée du fait que Julien Lacroix soulève sa robe. « Peut-être qu’elle l’a été, mais elle ne m’en a pas parlé tout de suite. Elle m’en a reparlé quelques mois après, avec l’article. On dirait qu’elle cherchait des bibittes. Elle cherchait quelque chose… »

***

Rosalie Vaillancourt soutient qu’elle n’aurait pas dénoncé les inconduites de Julien Lacroix à son égard si Geneviève Morin ne s’était pas confiée à elle, en janvier 2020. « C’est parce que Geneviève m’avait parlé de son viol. Je n’aurais jamais fait ça, sans cela. »

À partir de ce moment-là, l’humoriste dit avoir refusé de s’associer à Julien Lacroix. Elle revenait souvent à la charge auprès de sa gérante. « Elle disait : “Tu vas voir, on va le coincer, Julien, c’est sûr que c’est un violeur pis un jour, il va tomber, la vérité va sortir” », raconte Annie Parizeau.

Julien Lacroix soutient de son côté avoir coupé les ponts deux ans plus tôt, parce qu’il ne s’entendait plus avec sa collègue sur les plateaux de tournage. « On ne voulait plus travailler ensemble. Et ça venait de moi. »

Au fil du temps, une certaine rivalité s’était instaurée entre les deux humoristes. « Les deux se ressemblent, dit Geneviève Morin. Julien, c’est Rosalie en gars et Rosalie, c’est Julien en fille. C’est une dynamique vraiment étrange dans un milieu hyper compétitif. »

« Je trouve que dans leur humour, ils sont très semblables », confirme Annie Parizeau. Elle ne va pas jusqu’à dire que Rosalie Vaillancourt l’a dénoncé par jalousie. « Mais clairement, ça la frustrait beaucoup, beaucoup, si lui avait des contrats et pas elle. »

Rosalie Vaillancourt se défend d’avoir témoigné contre Julien Lacroix pour anéantir sa carrière. « C’est sûr qu’on avait des conflits, mais de là à vouloir retirer ça à quelqu’un, jamais. Je n’ai jamais été quelqu’un de méchant comme ça. »

Ce qu’elle a voulu retirer de la circulation, ce n’est pas un concurrent, mais un violeur. Et ça ne l’a pas aidée. « Est-ce que je regrette d’avoir parlé ? Je regrette d’en reparler, deux ans plus tard. Est-ce que cela a été utile à ma carrière ? Cela a eu l’effet contraire. Je le savais… »

Ce qu’elle ne savait pas, c’est que le scandale lui collerait à la peau. « Je ne me sens pas bien avec cette affaire-là. Ça ne me tente plus d’en parler. Parce que dans ma tête, mon rôle était minime. Si j’avais su, je n’en aurais jamais parlé… »

Chapitre 6

Dénoncer, pour l’exemple

« Julien, dans le spectre de la violence, je ne pense pas qu’il est à l’extrême. Au fond de moi, je ne pense pas qu’il mérite de faire de la prison. Et je ne veux pas d’argent… »

Lauriane Palardy est l’une des neuf dénonciatrices de Julien Lacroix, avec qui elle affirme avoir eu une relation sexuelle non consentante en 2010, alors qu’ils étaient tous deux adolescents.

Désormais étudiante en droit, elle n’a jamais songé à s’adresser aux tribunaux. « Ce que le système de justice conventionnel nous offre, comme options, c’est la prison ou du cash. Moi, je ne voulais ni l’un ni l’autre, ce n’était pas ça, le but. »

Le but, c’était que « ça arrête ». C’était que Julien Lacroix arrête « d’embrasser des filles de force dans les bars, d’insulter des filles. Qu’il ne puisse plus le faire, que cela ne soit plus ambigu, que ce ne soit plus juste malaisant, que ça devienne évident que c’est super wrong ».

Il y avait un autre objectif, partagé par plusieurs dénonciatrices, et qui dépassait tous les autres, selon Lauriane Palardy. « C’était d’éveiller la conscience collective, en mettant des histoires concrètes » sur la place publique. C’est pour cela qu’elles ont décidé de contacter Le Devoir.

Pour faire de Julien Lacroix un exemple.

« Le forum qu’on a choisi a permis que ça devienne super mainstream et que, oui, ça soit un exemple. Et que, oui, ce soit une référence et que ça imprègne l’imaginaire collectif. »

— Lauriane Palardy

***

En décembre 2017, Julien Lacroix a importuné deux jeunes femmes dans un bar du Plateau Mont-Royal. « Il était extra-soûl. Il a traité mon amie de pute, il a essayé de nous embrasser », raconte l’une d’elles, qui a requis l’anonymat.

Les deux amies comptent parmi les neuf dénonciatrices de Julien Lacroix. L’une d’elles explique : « Je ne l’ai pas fait pour me rendre justice, mais pour passer un message. C’est vraiment pour ça que j’ai parlé, mais personnellement, je n’ai pas eu de séquelles psychologiques intenses. »

Julien Lacroix n’était pas seul dans le bar, ce soir-là, se souvient la jeune femme. « Ses deux amis, les deux bozos, ils n’étaient pas mieux. » Et ça aurait pu être eux.

Elle aurait pu les dénoncer, eux, plutôt que Julien Lacroix. « Le nombre de gars qui ont des comportements de marde et qui agissent comme ça dans la société, et personne ne dit jamais rien… Un moment donné, il faut des exemples. Malheureusement, c’est tombé sur lui, mais ça aurait pu être un autre gars. »

***

Lauriane Palardy et Julien Lacroix fréquentaient le collège Durocher, à Saint-Lambert, quand ils ont couché ensemble, à la fin d’un party. Elle avait 16 ans, il en avait 17. « Je l’ai vécu comme quelque chose de vraiment désagréable, limite violent, mais pas comme une agression parce que je ne comprenais pas grand-chose au consentement à cette époque-là », a-t-elle raconté au Devoir.

Deux autres anciennes élèves du collège ont témoigné avoir eu des expériences semblables, en 2010.

« Il y a une part de moi qui me dit que nous manquions sûrement d’éducation, lui comme nous. Moi-même, je ne suis pas sûre que je le savais, dans ce temps-là, que le fait que je sois mal à l’aise et que ça ne me tente pas, c’était parce que je ne consentais pas. »

— Lauriane Palardy

« La définition d’agression sexuelle était tellement plus réduite à ce moment-là dans ma conscience, il fallait vraiment que ce soit évident, il fallait que ça soit violent. La notion d’usurper le consentement, de trouver des stratagèmes pour arriver à ses fins », ça ne faisait pas encore partie de sa définition.

***

Julien Lacroix plaide qu’à 17 ans, sa propre définition était tout aussi limitée. « Comment tu veux que moi, je sache que tu as été mal si toi-même, tu ne le savais pas ? »

S’il nie avoir forcé quiconque à avoir des relations sexuelles avec lui, il admet que le consentement… ce n’était pas clair, en 2010, pour lui non plus. « C’est comme si on ajustait l’histoire avec nos yeux d’aujourd’hui. »

Lauriane Palardy s’est demandé s’il fallait déterrer des histoires vieilles de dix ans. « Dans le cas de Julien, c’est que ça a continué, après. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné le OK moral de faire intervenir des choses du passé. »

Elle a su que ça continuait en visionnant une vidéo YouTube de Rosalie Vaillancourt, en mai 2020. « Personne ne peut tuer l’humour. Il y a plein de violeurs dans ce milieu-là, pis ils n’ont rien, eux », déplorait l’humoriste dans la vidéo.

Après avoir contacté Rosalie Vaillancourt, Lauriane Palardy a été convaincue de la gravité de la situation et a rallié des femmes qui avaient côtoyé Julien Lacroix à l’école secondaire et qui étaient prêtes à dénoncer ses comportements de l’époque.

Le fait que Julien Lacroix ait été mineur en 2010 « n’a pas vraiment été une considération ». S’il avait mis un terme à ses comportements une fois adulte, dit-elle, ç’aurait pu être différent. « Je me serais peut-être dit : cela appartient au passé, on n’avait pas cette éducation-là à l’époque, je ne peux pas lui en vouloir pour ça. »

Mais ça continuait. Il était temps de passer à l’action.

***

Lauriane Palardy n’a jamais voulu que Julien Lacroix soit banni de l’espace public.

« La violence sexuelle, c’est un gros spectre », dit-elle. Beaucoup des gestes reprochés à Julien « sont comme dans le gris ». « Et c’est pour ça que moi, encore à ce jour, je trouve que cela a été drastique. On pouvait s’attendre à ce qu’il soit cancelled. Mais personnellement, ce n’était pas mon but. »

« La vérité, c’est que, ce pourquoi on l’a dénoncé, il y en a plein de gens qui ont fait ça, et qui font ça. Ce n’est pas un psychopathe. Ce n’est pas un démon. Il n’est pas tellement pire que le commun des mortels. Mais on vit dans une société problématique, et c’est ça qui est grave. »

— Lauriane Palardy

Elle regrette que Julien Lacroix ait reçu des menaces. C’était le prix à payer pour faire bouger les choses. « Je pense vraiment que cela a éveillé les consciences et que, deux ans plus tard, on n’a pas les mêmes discussions entourant les violences sexuelles et la culture du viol. »

Chapitre 7

« Qu'est-ce qu'on fait avec lui ? »

En furetant sur le web, l’été dernier, Alice Payer est tombée sur le site Dis son nom, un groupe anonyme qui prétend exposer au grand jour les agressions et les inconduites sexuelles de plus d’un millier de Québécois. Accolé au nom de Julien Lacroix, il y avait le nombre de ses victimes présumées : neuf.

« Je me suis dit : ça devrait être huit. Ça ne changera peut-être rien pour le reste de la planète, mais moi, ça va me faire du bien de ne plus participer à cette cancel culture là. »

Alice Payer en a assez de se taire. Elle a choisi de sortir de l’anonymat et de remettre les pendules à l’heure : non, elle ne se considère pas comme une victime pour un baiser volé au coin de la rue, au petit matin.

Son objectif n’est pas de blanchir l’humoriste. Et surtout pas d’invalider la parole des femmes qui l’ont dénoncé.

Seulement, elle se sent un neuvième de responsabilité dans cette histoire. « Si ça permet de redonner un neuvième de vie confortable à Julien et à sa famille, ça me va, mais je ne fais pas ça pour qu’il remonte sur scène. »

À ses yeux, Julien Lacroix ne mérite pas autant de haine. « On dirait que la société s’est dit : OK, il n’est pas condamné au criminel, c’est à nous de lui faire vivre l’enfer. »

L’été dernier, donc, Alice Payer a appelé Julien Lacroix. Ils se sont donné rendez-vous au parc. « Je voulais m’excuser, parce que je me sentais extrêmement mal. Je me sentais mal que mon témoignage ait joué ce rôle-là. »

Elle a trouvé en Julien une « personne fragile qui a tout perdu ». Elle lui a confié : « Je ne sais pas si tu es un trou de cul, mais avec moi, tu n’as jamais rien fait de pas correct. Je serais allée chez vous si je n’avais pas eu de chum. »

« Pour moi, tu n’es pas un monstre, pour moi, tu n’es pas un agresseur, pour moi, tu n’es pas un violeur. »

— Alice Payer, s’adressant à Julien Lacroix l’été dernier

Elle a senti qu’elle lui enlevait un poids des épaules. Un neuvième de poids.

***

Début octobre, Geneviève Morin a aussi rencontré Julien Lacroix dans un parc. « Ça fait deux ans qu’il ne boit plus. J’ai vu la vraie personne. Moi, au départ, je suis tombée amoureuse d’un gars qui n’était pas soûl tous les jours. Et j’ai vu cette personne-là. Elle existe. »

Surtout, elle a entendu les mots qui réparent. Deux petits mots qu’elle attendait depuis longtemps : « je m’excuse ». Pas spécifiquement pour la relation sexuelle d’octobre 2019, mais pour l’ensemble de l’œuvre, en six ans de vie commune : l’alcool, la drogue, les infidélités. Il lui a avoué « qu’il aurait rendu folle n’importe qui ». Et ça, plus que toute autre chose, ça lui a fait du bien.

Geneviève Morin a présenté ses excuses à Julien Lacroix, elle aussi.

« Je me suis excusée pour tout ce que cela a créé. L’impact de cette publication dans Le Devoir est à mon avis démesuré. […] Si j’avais à refaire les choses, je les ferais autrement. Je ne souhaitais pas à Julien toute cette violence-là. »

— Geneviève Morin

Elle a un message pour les internautes qui se déchaînent contre son ex-conjoint : « Ce que je dis, c’est : lâchez-le. Ça suffit. Trouvez-vous des passions, des loisirs, des gens à aimer. Transformez votre énergie ailleurs. Moi, je vous le dis, je me suis assise avec, et c’est rendu un meilleur humain. »

***

Deux ans plus tard, Geneviève Morin se demande à quoi tout cela a servi. « Des mèmes. Des commentaires. Cela a fait jaser. J’ai servi à faire jaser… »

Elle croyait prendre part « à un mouvement qui allait fortement ébranler la société, changer des trucs ». Mais ça n’a rien changé du tout, regrette-t-elle. « Je trouve que les médias n’aident pas et stigmatisent la question du cancel. Ils ne font pas avancer l’histoire et ça ne fait pas du bien. »

Les personnes dénoncées sont traitées comme si elles avaient la lèpre, ou pire. « On les déteste, on les hait, on les cancelle. »

On lui avait pourtant vendu ça comme une sorte de justice réparatrice, dans un monde où la justice traditionnelle sert mal les victimes de violences sexuelles. Au contraire, Geneviève Morin sort de son expérience « fragilisée ».

Ce lynchage public n’aide ni les personnes dénoncées ni celles qui les dénoncent, a-t-elle fini par comprendre. Douloureusement.

« Je suis tannée d’être associée à cette histoire-là, je suis tannée d’être une victime. Deux ans de ma vie, c’est suffisant. Je suis Geneviève. Et lui, il est peut-être temps qu’il réapprenne c’est qui, Julien. Comment Julien peut fonctionner en société. Il a besoin qu’on lui fasse cette place-là. Il existe. On n’est pas dans Harry Potter. Il ne peut pas disparaître. Il existe. Qu’est-ce qu’on fait avec lui ? »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.