Des cicatrices et des regrets
Chapitre 1
« Je me sens hypocrite »
Montréal est endormi quand le chemin d’Alice Payer croise celui de Julien Lacroix. C’est l’heure où les derniers fêtards titubent jusque dans leur lit. Alice Payer vient de fermer le bar de l’avenue du Mont-Royal où elle travaille. Elle a bu. Beaucoup. Elle va rejoindre son copain, qui dort à l’appartement. En chemin, elle s’arrête au dépanneur 24 heures. Elle sonne à la porte. Attend. Sonne encore.
Et c’est là, sur le trottoir, qu’elle voit s’approcher le grand brun aux yeux bleus avec qui elle avait flirté, un peu, au cégep. Elle s’exclame : « Ah, ben ! Julien Lacroix…
– Ah, ben ! Alice Payer… »
Visiblement, l’humoriste est éméché, lui aussi. Ils discutent quelques minutes. « Tu habites dans le coin ? My God, je ne le savais pas. On ne s’est jamais croisés ! » Au bout d’un moment, Julien Lacroix lui lance : « Tu veux-tu venir chez nous ?
– Ah, ben… je rentrais me coucher avec mon copain… »
Alice Payer a l’air d’hésiter. « Clairement, mon langage corporel lui dit : tu vois bien que je serais allée chez vous si je n’avais pas de copain. Mais là, je suis une bonne blonde. »
Julien Lacroix la relance : « OK, c’est bon, je comprends… mais… j’habite vraiment juste à côté…
– Non, non, je veux rentrer chez nous, je suis soûle, je suis fatiguée…
– OK, c’est bon. Fait que… tu ne viens pas chez nous ?
– Non, je ne viens pas chez vous…
– OK. Fait que… t’es sûre que tu ne viens pas chez nous ? »
Julien Lacroix revient sans cesse à la charge, mais le ton est badin. Alice Payer ne se sent pas harcelée. L’échange devient « niaiseux et drôle ». Il lui demande du feu, puis, une dernière fois : « OK, fait que là, tu viens chez nous ? »
Elle éclate de rire. « Non, je ne viens pas chez vous !
– Ok, fine… »
Il lui donne deux becs sur les joues. Puis, un troisième, sur les lèvres. Malaise. Elle rit un peu, tourne les talons. « Bon… m’a rentrer, moi ! Ciao ! »
Trois ans plus tard, Alice Payer avouera à Julien Lacroix que si elle avait été célibataire, ce soir-là, elle aurait accepté son invitation. Elle l’aurait suivi chez lui.
Elle lui avouera, aussi, que cet incident, survenu en avril 2019, ne l’a pas marquée au fer rouge. Que ça n’a toujours été, pour elle, qu’une anecdote. Qu’elle ne s’est jamais considérée comme une victime.
Et qu’elle regrette. Terriblement.
Elle regrette, parce que son histoire compte parmi celles qui ont constitué un dossier à charge contre Julien Lacroix. Alice Payer est l’une des neuf femmes qui ont dénoncé l’humoriste dans une enquête du Devoir, en juillet 2020.
Neuf dénonciatrices. Neuf allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles. Neuf témoignages qui, placés bout à bout, ont formé un réquisitoire sans appel.
Tout d’un coup, le gagnant de quatre Olivier, âgé de 27 ans à l’époque, a été retiré de l’affiche. Largué par son agence. Abandonné par ses amis. Conspué par le tribunal de Facebook, qui en a fait un violeur en série. Un monstre.
La réalité est plus compliquée.
Soyons clairs : l’objectif de ce reportage, réalisé en collaboration avec la journaliste Marie-Ève Tremblay, du 98,5 FM, n’est pas d’absoudre Julien Lacroix, ni de se demander s’il serait temps pour lui de remonter sur les planches.
Ce n’est pas davantage de renier le mouvement #moiaussi, qui a permis de libérer la parole, longtemps étouffée, de nombreuses victimes d’agressions sexuelles.
Ce n’est pas non plus de remettre en cause la démarche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, dans les enquêtes de ce type.
Mais, alors que l’on vient de célébrer les cinq ans de #moiaussi, il nous paraît crucial de poser un regard critique sur ce phénomène planétaire. Crucial d’en exposer les limites, tout comme les risques de dérapage. D’où cette plongée en profondeur dans une enquête qui a marqué le Québec.
Les témoignages que nous avons recueillis sont troublants.
Des dénonciatrices affirment avoir subi des pressions de leur entourage pour témoigner. L’une d’elles, estimant qu’elle serait mal servie par le système de justice traditionnel, ressort encore « plus fragilisée » de son expérience. Elle n’arrive plus à dire que Julien Lacroix l’a « agressée sexuellement », comme elle l’avait pourtant déclaré au Devoir en juillet 2020.
D’autres avouent ne jamais s’être considérées comme victimes de l’humoriste, mais avoir voulu passer un message à la société. Pour elles, Julien Lacroix devait servir d’exemple.
Dans les coulisses, deux humoristes de la relève se sont activées pour récolter des témoignages. Elles ont incité des femmes à dénoncer sous prétexte qu’il fallait arrêter un dangereux violeur. Elles le croyaient sincèrement. Mais toutes deux étaient en brouille avec Julien Lacroix. Dans leurs actions, il y avait, à tout le moins, apparence de conflit d’intérêts.
Certaines dénonciatrices maintiennent leurs témoignages et estiment que l’humoriste a mérité son sort. Nous ne remettons pas leur parole en doute.
Mais il faut aussi entendre les femmes qui affirment, deux ans plus tard, que si c’était à refaire, elles feraient les choses autrement. Leur parole est tout aussi valide et importante.
Longtemps après la publication de l’enquête du Devoir, Alice Payer a tenté de se convaincre qu’elle était une victime de Julien Lacroix. Elle a rejoué mille fois dans sa tête le scénario de leur rencontre nocturne.
« J’essayais de me dire : je suis une victime. Il faut que je tienne mon bout de victime, parce que j’ai du poids, j’ai tellement de poids, je viens de gâcher la carrière de quelqu’un. Je suis une sur neuf. [...] Je me sens tellement hypocrite d’être dans les neuf personnes. »
— Alice Payer
Chaque fois que Julien Lacroix tente de relever un peu la tête, Alice Payer assiste à un déferlement de commentaires assassins sur les réseaux sociaux : décroche, ta vie est ruinée comme tu as ruiné la vie de neuf filles…
Chaque fois, Alice Payer se sent utilisée pour légitimer cette haine. Mais elle ne peut rien y faire. Depuis le premier jour, son histoire ne lui appartient plus.
Elle avait cru aux promesses du mouvement #moiaussi, censé redonner la parole aux femmes. Elle a fini par comprendre qu’il les réduisait souvent à un chiffre. Neuf, dans le cas de celles qui ont dénoncé Julien Lacroix.
« Lui, il a un prénom, une identité » dans la sphère publique, constate Geneviève Morin. De son côté, elle se sent réduite à une chose : l’ancienne conjointe agressée par le célèbre humoriste.
Geneviève Morin a raconté son histoire dans l’espoir de s’en libérer. C’est exactement le contraire qui s’est produit. « Je ne suis pas libérée du tout. Je suis enchaînée à cette histoire-là, tout le temps. »
Enchaînée, parce que le témoignage de Geneviève Morin est au cœur de l’enquête du Devoir. C’est son noyau dur. Sa pièce maîtresse.
Deux ans plus tard, les fondations s’effritent.
Nous avons sollicité une entrevue auprès du journal Le Devoir afin d’obtenir son point de vue sur cette affaire. Le quotidien a accepté notre demande, à condition d’obtenir nos questions à l’avance. Nous avons refusé cette condition.