La mesure « surprise » du budget Freeland
Avril 2020. La crise de la COVID-19 frappe de plein fouet le Canada – comme la planète tout entière. Pour tenter de sauver l’économie du naufrage annoncé, le gouvernement de Justin Trudeau lance une série de programmes destinés aux nouveaux chômeurs et aux entreprises en difficulté. Des dizaines de milliards de dollars sont sur la table.
Ces aides seront distribuées très largement, même à des sociétés qui ont recours aux paradis fiscaux. Une situation qui choque au plus haut point la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier, dont le ministère – l’Agence du revenu du Canada (ARC) – est responsable de s’assurer que chacun paie sa juste part d’impôts.
Dans des réunions entre députés libéraux, le climat est tendu, selon nos informations. La ministre Diane Lebouthillier fulmine : pourquoi laisser des entreprises qui esquivent le fisc toucher des fortunes en aides gouvernementales ? Elle va encore plus loin et déplore des blocages au ministère des Finances de Bill Morneau, qui hésiterait selon elle depuis des années à lui donner tous les moyens nécessaires pour s’attaquer avec assez de vigueur à l’évasion fiscale.
Un an plus tard, le climat a changé. Chrystia Freeland a remplacé Bill Morneau à la tête du ministère des Finances pendant l’été. Elle dépose le 19 avril 2021 un budget « pandémique », dont la pièce maîtresse est la création d’un programme national de garderies calqué sur celui du Québec.
Mais le document contient aussi une mesure que personne n’attendait cette année : la création d’un « registre public de la propriété effective des entreprises ». Une nouveauté en apparence très technique, passée quasi inaperçue, qui obligera d’ici 2025 toutes les entreprises enregistrées au pays à divulguer publiquement la véritable identité de leurs propriétaires et administrateurs. Même – et surtout – lorsque ceux-ci tentent de se cacher derrière d’opaques sociétés dans des paradis fiscaux.
« C’est la meilleure nouvelle en matière de lutte contre l’évasion fiscale depuis une décennie, c’était inattendu », dit le sénateur de l’Île-du-Prince-Édouard Percy Downe, l’un des plus féroces critiques du gouvernement Trudeau en matière de fiscalité.
« C’est une surprise plus que bienvenue. C’est l’annonce qu’on attendait depuis longtemps », lance de son côté Sasha Calderone, responsable de l’organisme Publiez ce que vous payez, qui milite depuis des années pour la création d’un tel registre.
« Nous ne sommes pas certains de ce qui a fait débloquer les choses, mais nous sommes certainement heureux que la ministre Chrystia Freeland soit allée de l’avant », renchérit James Cohen, directeur à Transparency International Canada.
MM. Calderone et Cohen font partie d’une coalition qui tire depuis des années à boulets rouges sur Ottawa pour son manque de fermeté dans le dossier de l’évasion fiscale. Le Canada a vu sa réputation fortement ternie en cette matière depuis les fuites de documents des « Panama Papers » en 2016.
Les millions de pages obtenues par le Consortium international des journalistes d’enquête, et analysés par le Toronto Star et CBC/Radio-Canada, ont démontré que le Canada était désormais reconnu comme un pays où l’on pouvait facilement blanchir de l’argent ou cacher des actifs à l’abri du fisc. L’équivalent nordique de paradis fiscaux comme les Bahamas et l’île de Man, ou presque.
Au cœur du problème : la possibilité pour les individus fortunés et les entreprises de cacher la véritable identité de leurs « bénéficiaires ultimes » lorsqu’ils enregistrent une société-écran au Canada. Un stratagème qui facilite grandement le blanchiment d’argent (entre autres dans l’immobilier), le financement d’activités illicites et l’évasion fiscale, privant l’ARC de plusieurs milliards de dollars chaque année. Des experts ont donné un nom à cette pratique : le snow-washing, ou « blanchiment à la neige ».
Dès janvier 2017, après la publication d’une série d’enquêtes journalistiques, l’ancien ministre des Finances Bill Morneau a dit au Toronto Star que son gouvernement travaillait avec les provinces en vue d’apporter plus de transparence sur la propriété réelle des entreprises. Il a réitéré cet engagement publiquement quelques mois plus tard. Québec a quant à lui pris le taureau par les cornes et créera son propre registre d’ici octobre 2022, par l’entremise d’un projet de loi adopté jeudi dernier (voir encadré).
Mais dans le gouvernement Trudeau, l’idée de mettre sur pied un registre a cheminé plus lentement, malgré plusieurs appuis publics au projet exprimés depuis 2017. Le ministère de l’Innovation, soutenu par Bill Morneau, n’a lancé des consultations sur le sujet qu’en 2020. Il a déposé au début d’avril 2021 un rapport qualifié de « terne » par James Cohen, de Transparency International Canada.
Personne, ou presque, ne s’attendait à une annonce concrète d’Ottawa dans ce dossier, selon les nombreux intervenants consultés par La Presse. Jusqu’à la présentation du budget de Chrystia Freeland.
L’exemple des Panama Papers
La fuite massive de documents des « Panama Papers » a entraîné un branle-bas de combat chez les autorités fiscales de plusieurs pays. Au Canada, quelque 200 vérifications ont été effectuées auprès de riches contribuables identifiés dans la fuite. De ce nombre, 35 ont donné lieu à des cotisations de plus de 21 millions de dollars en impôt fédéral et pénalités – sommes qui ont été identifiées, mais pas nécessairement récupérées. Trois des cinq enquêtes criminelles intentées dans ce dossier ont été abandonnées et aucune accusation n’a été portée à ce jour.
Cette faible récolte, cinq ans après la fuite des documents, illustre la piètre performance du Canada en matière de lutte contre l’évasion fiscale, estime le sénateur conservateur Percy Downe. Selon ses calculs, d’autres pays ont réussi à récupérer 1,2 milliard depuis cinq ans en poursuivant leurs citoyens nommés dans les Panama Papers. Revenu Québec affiche une meilleure récolte : sur les 322 dossiers de Québécois identifiés dans le cadre de la fuite, 12 avis ont donné lieu à des cotisations de 11,8 millions, et 45 autres avis ont permis de récolter 21,2 millions à la suite de divulgations volontaires.